REPORTAGE ISEA 2025

동동 (憧憧, Dong-Dong) The Creators’ Universe

Par : Paloma Leyton

ISEA 2025 s’est tenu à Séoul, en Corée du Sud, du 23 au 29 mai.

ISEA, acronyme de International Symposium on Electronic and Emerging Art (Symposium international sur l’art électronique et émergent), réunit des artistes, chercheurs, universitaires, commissaires et autres professionnels de l’art autour des thématiques liant art et technologie.

Au cœur d’un programme académique dense — avec plus de quinze panels par jour, trois conférences principales et une riche sélection d’ateliers — les participants québécois se sont démarqués, notamment huit membres cochercheurs du Réseau Hexagram.


L’univers des créateurs

Tout au long de l’événement, création, recherche et enseignement semblaient étroitement liés, promettant de susciter des discussions vibrantes dans des lieux inspirants à travers la ville de Séoul. Ce rassemblement international se voulait une plateforme d’échange et de réflexion collective sur la manière dont l’art et la technologie peuvent approfondir notre compréhension du monde — et influencer la façon dont nous choisissons de l’habiter.

Le thème de cette année, « The Creator’s Universe », comme défini par l’ISEA, vise à établir un pont entre l’Orient et l’Occident — réunissant Socrate et le Yi Jing. Aspirant à « transcender la réalité des conflits et des divisions, en imaginant une vague mondiale d’unité inspirée par un nouvel émerveillement », ce thème positionne l’acte de création comme une force qui élève l’humanité, ouvrant des voies vers des émotions partagées et une communication entre les peuples. Une noble ambition, en effet — qui, idéalement, découle d’une réflexion éthique sur l’art numérique et ses conventions.

Seoul Arts Center
Université nationale de Séoul (SNU)
Musée d’art de la SNU

Dans ce contexte, le concept de Dong-Dong émerge comme une proposition de convivialité et de « réflexion commune sur les valeurs que nous poursuivons face à un progrès technologique éblouissant et à des crises sociales persistantes ».

Dong-Dong « est tiré de l’expression Dong-Dong-Wang-Rae, Bung-Jong-E-Sa (憧憧往來 朋從爾思) », un ancien vers tiré du Yi Jing, qui signifie approximativement : « Dans le jeu lumineux du mouvement et du retour, les compagnons sont attirés par une pensée partagée ».

Dans cette optique, ISEA 2025 promet une édition axée sur le vivre-ensemble, affirmant que lorsque la conscience et l’univers des créateurs s’épanouissent, nous pouvons transcender les barrières matérielles et sociales. L’art électronique et émergent serait alors un moyen d’y parvenir.

La conférence inaugurale de Sang Yong Sim au Musée d’art de l’Université nationale de Séoul (SNU)

Participation des membres cochercheurs

La participation des membres cochercheurs du réseau Hexagram a inclus, entre autres, Louis-Philippe Rondeau, Yan Breuleux et Laureline Chiapello, tous trois affiliés au NAD-UQAC. Ils ont été invités comme conférenciers au symposium, contribuant respectivement à la présentation d’Elektra et aux panels Artist Talk 5 et Game Art.

Ricardo Dal Farra [membre cochercheur, Concordia], Bart Simon [membre cochercheur, Concordia] et Sofian Audry [codirecteur d’Hexagram et membre cochercheur, UQAM] ont également pris part à divers panels. Cette dernière intervention, présentée par Alex Lee, mettait en lumière un projet réalisé lors d’une résidence Hexagram en 2024, axé sur l’utilisation de techniques d’animation, de la robotique et de modèles d’apprentissage par IA pour entraîner les mouvements de deux personnages virtuels.

Enfin, Christopher Salter [membre honoraire] a présenté une installation au Hangaram Design Museum et a participé à deux panels distincts.

Louis-Philippe Rondeau : sur l’abîme des réseaux sociaux

Louis-Philippe Rondeau a présenté une conférence artistique dans le cadre du panel de la galerie ELEKTRA. Il y a dévoilé son plus récent projet, qui cherche à réinterpréter les images nuisibles et absurdes qui inondent les réseaux sociaux, afin d’en extraire une forme de beauté.

L’abîme s’inspire du défilement infini auquel on peut succomber en naviguant dans des contenus générés par l’IA — ou AI slop — qui saturent l’espace numérique, notamment sur des plateformes comme TikTok. Bien que souvent perçus comme inoffensifs ou humoristiques, ces contenus transforment notre rapport aux images et à l’information, contribuant à une forme d’érosion cognitive (brain rot) tout en renforçant les algorithmes qui les propagent. Il devient alors facile de se noyer dans un flux automatisé de contenus qui peuvent rapidement devenir toxiques ou haineux.

Présentation d’artiste de Louis-Philippe Rondeau à ISEA.

En contemplant l’installation L’abîme à distance, les images issues des réseaux sociaux apparaissent comme un flux abstrait. Mais à mesure que le spectateur s’en approche, un reflet déformé de son propre portrait émerge. Cette mise en abyme révèle notre propre rôle dans l’alimentation des algorithmes qui, selon ce que nous consommons, peuvent altérer notre attention et notre perception.

Yann Breuleux : sur la matière première

Yann Breuleux a présenté une conférence portant sur une série récente de travaux. Matière Première a débuté pendant la pandémie sous la forme d’un test technique : la numérisation de son propre visage. En le multipliant et en l’augmentant, ce visage a été transformé en un environnement virtuel, ensuite converti en images à travers la photographie in-game, s’inspirant de l’univers minéral.

En systématisant cette transposition de l’environnement en espace narratif, l’expérience esthétique a ensuite été présentée en format fulldome. Le résultat est une série d’animations longues (environ 10 heures), interpolant divers points de vue à l’intérieur de l’espace virtuel. Le projet explore la remédiation d’un même contenu à travers plusieurs formats, en partant de la création d’un environnement numérique où l’échelle et la lenteur jouent un rôle fondamental dans l’expérience esthétique de chaque itération.

Conférence de Yan Breuleux à ISEA.
Conférence de Yan Breuleux à ISEA.
Conférence de Yan Breuleux à ISEA.

Laureline Chiapello : créer des jeux par la recherche-création

Laureline Chiapello et Florian Glesser (spécialiste en programmation de jeux AAA) se sont réunis autour des jeux artistiques et de la recherche-création basée sur le jeu vidéo.

Leur conférence conjointe a exploré la manière dont la recherche-création contribue au développement vidéoludique, en soulignant que l’action n’est pas toujours entièrement guidée par des objectifs. C’est plutôt à travers l’action que l’on découvre de nouveaux outils et de nouvelles façons de faire — une dynamique centrale à la fois dans la recherche-création et dans la jouabilité.

Leur jeu Things Happen, développé lors d’un game jam de 72 heures, consiste à empiler des cubes qui apparaissent toutes les dix secondes sur une plateforme. Cette mécanique simple devient progressivement plus difficile, les cubes continuant de tomber tandis que la plateforme rétrécit. Réflexion sur l’échec, ce jeu impossible à gagner devient une métaphore de la vie, où il est impossible de tout gérer — ou de tout retenir.

Selon Chiapello et Glesser, dans la création vidéoludique, les outils ne définissent pas nécessairement ce que l’on peut faire avec eux : ils peuvent être détournés ou considérés comme des partenaires créatifs. Cette approche met en lumière l’agentivité des outils eux-mêmes, nous invitant à repenser leur rôle dans des processus où la surprise et l’imprévu comptent davantage que l’exécution parfaite d’une idée initiale. Elle ouvre également un espace de réflexion critique sur les outils et leurs biais, et sur la revalorisation de dimensions moins visibles — comme le féminin. Les outils technologiques eux-mêmes peuvent engendrer des divisions — y compris genrées — dont nous sommes plus ou moins conscients lorsque nous les utilisons.

Laureline Chiapello et Florian Glesser durant leur conférence.

Autres thématiques émergentes du symposium

Au fil de la riche programmation de conférences, d’ateliers et d’événements, plusieurs thématiques clés ont émergé comme particulièrement stimulantes.

En tête de liste : la question de l’intelligence artificielle — son rôle dans la prolongation de l’histoire de l’art vers le futur, ainsi que les considérations éthiques entourant son utilisation. Comme l’a formulé avec ironie Kate Ladenheim (UCLA) entre deux segments de sa présentation : « Si vous n’utilisez pas l’IA, que faites-vous ? »

Dans les conférences comme dans les expositions, l’IA s’est imposée comme un outil central dans la création artistique — mettant en lumière non seulement la richesse et la diversité des possibilités offertes par ce médium, mais aussi, parfois, une survalorisation des processus techniques. Cela soulève une question importante, quoique déroutante : la technologie est-elle un moyen — comme la peinture à l’huile l’était pour Rembrandt — d’atteindre une forme de convivialité inspirée du Dong-Dong ? Ou bien est-elle devenue une fin en soi, une quête des possibles techniques pour eux-mêmes ?

Exposition au Seoul Arts Center.

Perspectives sur l’intelligence artificielle

Les conférences principales ont offert un large aperçu du débat. D’un côté, Lev Manovich a défendu l’IA générative comme une évolution naturelle de la culture, en s’appuyant sur des extraits de sa présentation partagés sur son compte Instagram, projetés sur l’écran principal de l’auditorium. De l’autre, Sang Yong Sim (directeur du Musée d’art de la SNU) a évoqué Rembrandt et Refik Anadol, et cité Victor Hugo« vivras-tu vraiment comme tu es censé vivre ? » — pour souligner que les médias probabilistes ne peuvent pas nécessairement surpasser les artistes humains ni l’héritage de l’histoire de l’art, nous rappelant que (jusqu’à présent) certaines questions ne peuvent être résolues que par les humains.

Il est intéressant de noter que le fossé linguistique entre l’anglais et le coréen a été constamment comblé par un traducteur IA, accessible via un gigantesque code QR — un parfait exemple illustrant les deux perspectives. Cette traduction générée par IA partageait avec les conférenciers la tâche de rassembler les gens, de manière modeste. Son service, à la fois noble et utile, assurait l’accessibilité au contenu des conférences tout en offrant, à l’occasion, une utilisation créative du langage.

Conférence de Lev Manovich.
Code QR pour la traduction par IA.

Penser le vivre-ensemble

Bien qu’il ait été physiquement impossible d’assister à toutes les sessions, une impression d’absence notable se dégage du programme : celle d’une réflexion approfondie sur les publics auxquels les œuvres s’adressent. Les questions de réception, de perception et d’engagement significatif avec autrui semblent reléguées au second plan, derrière les interrogations sur le « pourquoi », le « quoi » et surtout le « comment » de l’univers des créateurs. Cette incohérence potentielle est devenue particulièrement évidente à certains moments, où le rôle du spectateur ou du participant était soit peu exploré, soit carrément négligé.

Par exemple, lors du panel Artist Talk 5, Kate Ladenheim a proposé un modèle d’apprentissage riche et à plusieurs niveaux, intégrant l’IA, son propre corps de danseuse, et un public capable de fournir des retours en temps réel via une application mobile. Sa performance consistait à tomber au rythme de chansons pop, créant une boucle de rétroaction entre la machine et le corps, évoquant les chutes dramatiques des personnages de jeux vidéo — souvent issues de bibliothèques de capture de mouvement. Dans cette fascinante dancertation, les réactions du public étaient façonnées par des jugements et attentes sur ce à quoi une chute « crédible » devrait ressembler, et sur la manière dont le corps de Ladenheim devait performer. Ce sont là des questions cruciales dans le contexte de l’exposition artistique, car elles révèlent comment nos actions et perceptions sont influencées par nos conventions et préjugés. Pourtant, le public était abordé comme une entité abstraite et homogène — alors qu’en réalité, chaque audience apporte avec elle des attentes et des biais différents, façonnés par ses expériences individuelles.

Dans un tout autre registre, Jinsil Hwaryoung a présenté le LPXR Lab for Live Arts and Immersive Technologies, basé à l’Academy for Visual and Performing Arts de la Texas A&M University. Elle a mis en lumière le travail de développement approfondi mené par son équipe et ses étudiants pour créer un espace intégré dédié aux technologies immersives, en particulier la réalité virtuelle (VR) et la réalité étendue (XR).

Conférence de Kate Ladenheim.

L’un des projets phares présentés mettait en scène des acteurs jouant une pièce de théâtre tout en portant des casques de réalité virtuelle, tandis que le public observait la performance depuis l’extérieur de l’aire de jeu circulaire, à travers des moniteurs — brouillant ainsi les frontières entre scène, écran et spectateur.

The Culinary Project, ISEA.

La technologie a-t-elle réellement enrichi l’enseignement de l’art ?

Une question centrale soulevée lors de la session spéciale Barriers & Alienation in Art X Tech Education (au Musée d’art de la SNU) était la suivante : « La technologie a-t-elle réellement enrichi l’enseignement de l’art ? »

Au fil de l’après-midi, plusieurs chercheurs ont penché en faveur d’une réponse positive. Les outils technologiques de pointe semblent effectivement enrichir l’enseignement artistique — lorsqu’ils sont utilisés de manière à encourager une pensée critique sur la technologie et ses applications.

Par exemple, Jean Chu a encouragé ses étudiants universitaires à définir l’intelligence artificielle par des moyens non technologiques — tels que la sculpture, la bande dessinée, le texte ou la musique. L’exposition qui en a résulté a offert une réflexion pertinente sur la dépendance des jeunes envers l’IA.

Une autre intervention rafraîchissante est venue d’un trio de musiciens et pédagogues spécialisés dans l’improvisation transculturelle. Badie Khaleghian, Aruna Kharod et Kate Campbell Strauss ont ouvert leur atelier par une improvisation en direct mêlant saxophone, sitar et musique électronique. Ils ont ensuite présenté une application musicale qu’ils ont développée, avant d’animer un atelier où des non-musiciens ont pu jouer ensemble. Le résultat fut un véritable moment de partage, fondé sur l’écoute active et la conscience mutuelle.

Session au Musée d’art de l’Université nationale de Séoul (SNU).

Dans les deux cas, la technologie était présente — non comme une fin en soi, mais comme un moyen de créer des expériences significatives, centrées sur l’humain.

Conclusion

Cette édition de l’ISEA a nourri une réflexion riche et diversifiée sur les arts électroniques, où des points de vue critiques et nécessaires ont été partagés quotidiennement. Toutefois, à un niveau de lecture plus profond, la majorité de ces réflexions semblaient orientées vers la maîtrise des procédés technologiques de pointe comme finalité artistique.

Si la question du « pourquoi nous faisons ce que nous faisons » semble relativement claire à travers les communications présentées lors du symposium de cette année, il serait peut-être tout aussi nécessaire d’explorer la question du « pour qui ».

La réflexion manquante — non pas sur les procédures techniques ou sur le « soi », mais sur le ressenti et sur « l’autre » — pourrait permettre d’aborder directement les sensations du public. Non pas en pensant ce public comme une entité large et abstraite, mais comme un ensemble d’individus spécifiques, avec lesquels des échanges — ou simplement des moments — significatifs peuvent être créés. Cela pourrait nous aider à mieux articuler l’humanité de nos échanges, à être plus attentifs à la manière dont nous habitons le monde, et à mieux nous situer en tant qu’individus au sein d’un système de relations. Cette réflexion est d’autant plus pertinente si l’on invoque régulièrement des notions telles que l’écologie, l’enchevêtrement, le devenir ou les visées post-humanistes, comme ce fut le cas dans la conférence de Yunchul Kim.

Conférence de Yunchul Kim.

Un questionnement plus profond sur nos actions — leurs objectifs, leur éthique, le travail qu’elles impliquent, leurs impacts et leurs coûts — ainsi que sur leurs destinataires — les personnes à qui les œuvres sont destinées, les collègues, les collaborateurs — pourrait nous rapprocher, ne serait-ce qu’un peu, de cette « force vitale de l’amour universel » évoquée par le Dong-Dong.

En termes simples, reconnaître le privilège de faire partie d’une communauté mondiale dédiée à la création et à la recherche à travers des systèmes et technologies avancés pourrait nous aider à mieux aligner nos actions avec nos discours.

Dans cette perspective, l’art par la technologie ne devient pas seulement un objectif, mais aussi un moyen tangible de favoriser le vivre-ensemble.

« Things require gathering » , ISEA.

Publié le mercredi 18 juin 2025.
Texte et photos par Paloma Leyton.

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