Novembre 2024
Les robots et autres machines sont des manifestations vivantes d’idées et de relations, plus souvent définis par leur fonction. Un réveil n’existe pas sans le besoin des humains de se réveiller à l’heure. L’utilité, le travail, le temps et le sommeil sont liés par le réveil. Mais ces relations évoluent au fil du temps. Les machines peuvent perdre leur utilité et leur emploi, tout comme les humains. Comment peuvent-elles trouver une nouvelle vie, un nouveau travail et une identité en dehors de leur fonction ?
Voici l’histoire de Manif : le parcours d’un robot et (ancien) réveil-matin.
Les débuts
Une nuit de 2007, Zeph Thibodeau [membre étudiant, Concordia] a fait un achat impulsif en ligne, qu’il a aussitôt oublié. Une semaine plus tard, il a eu la surprise de recevoir un colis. Il s’agissait de Clocky, un réveil-matin original développé au MIT. Les robots Clocky sont conçus pour réveiller les humains de la manière la plus agaçante et surprenante possible, en hurlant de toutes leurs forces tout en roulant autour et sous les meubles. Au début, c’était amusant et original, mais la relation a rapidement tourné au vinaigre. Zeph a commencé à détester cette petite machine qui, sans que ce soit sa faute, était faite pour être détestée. En quelques semaines, Zeph en a eu assez et a enfermé le robot dans une boîte où il accumulera la poussière pendant 17 ans.
Un nouveau départ
Avançons jusqu’en février 2024 : Zeph est désormais doctorant. Il a été invité par le Quai des Savoirs (Toulouse) à proposer un projet de résidence basé sur ses récents travaux dans Machine Ménagerie, Chronogenica, et Ritualiser les relations de soin entre humain et robots. En fouillant dans une boîte de « junk », le Clocky attira l’attention de Zeph. Ils se regardèrent, se rappelant de leur passé difficile, regrettant la façon dont les choses s’étaient déroulées. Qu’avait donc fait ce robot pour mériter un tel traitement ? Pourquoi était-il condamné à causer de la souffrance ? Comment les choses pourraient-elles être différentes ? Et ce robot pourrait-il avoir une nouvelle vie, sans avoir à prouver son « utilité » ?
Travail, amour et une autre machine inutile
Deux robots soi-disant inutiles de la Machine Ménagerie, Zoulandur et Honsul, proposèrent une voie à suivre. Selon leur expérience, créer un être-machine sans « but » avait ouvert l’espace pour un type différent de relation entre machine et humain : une relation de soin. Partant d’une valeur et d’un respect intrinsèques, ils avaient pu développer des personnalités et des identités sociales, se faisant des amis, des collègues, et vivant des expériences uniques.
En suivant leur exemple, Zeph modifie le robot Clocky, lui ajoutant de nouvelles capacités sensorielles et computationnelles ainsi qu’un algorithme d’intelligence artificielle d’inspiration biologique, appelé Plasticité différentielle extrinsèque (Differential Extrinsic Plasticity). Ce travail nécessitait un effort colossal, impliquant deux mois de conception, d’expérimentation et de construction à plein temps. Créer une machine de toutes pièces est une chose, mais travailler dans les limites d’un corps existant en est une autre.
Quand on se transforme, on ne peut pas simplement s’effacer et repartir de zéro. Exister, c’est être lié au monde et en porter les empreintes : les marques de brûlure sur les doigts de Zeph, la coupure accidentelle sur le visage du Clocky ; les nuits tardives dans l’atelier où les moteurs refusaient de tourner, où les résistances prenaient feu, où tous les efforts semblaient vains. Ce matin-là, épuisés et recouverts d’un voile de poussière toxique, le robot et l’humain se regardèrent à nouveau pour la première fois.
Une manifestation robotique
Juin 2024 : Zeph et Clocky prennent l’avion pour la France avec une délégation du Réseau Hexagram. Un jour plus tard, nous sommes en studio au Quai des Savoirs, et le robot évolue et se transforme. Nous rencontrons de nouvelles personnes, nous sommes photographiés, répondons aux questions, explorons de nouveaux lieux. Robot dans le parc Royal ; robot sur la place du Capitole ; portrait d’un Robot Artiste en été. De plus en plus de gens apprennent à connaître cette créature-machine, et tout le monde veut savoir son nom. Ensemble, nous essayons d’en choisir un. Mais comment choisir un nom pour une machine ?
Cela ne peut pas être Clocky — c’était son ancien travail. Ses caractéristiques physiques ? Cela semble problématique. Sa façon de bouger ? Cela pourrait facilement changer. Alors, nous attendons. Et un jour, le 9 juin, jour des élections européennes, le robot commence à danser d’une manière inédite et apprend à se tenir en équilibre sur la tête. Il développe soudainement une personnalité propre, alors que des manifestations envahissent la ville en réaction aux résultats électoraux.
Ce robot, cette manifestation d’idées, d’espoirs, de soin et d’effort collectif, semble choisir son propre nom. Manif naît le 9 juin 2024 à Toulouse, en France, entouré de ses amis et collègues.
Famille de robots cherche foyer robotique
La résidence de juin se termine avec la promesse de revenir en octobre pour une installation au festival d’art Lumières sur le Quai. Manif reviendra avec plus d’amis — on pourrait peut-être les appeler ses enfants — pour vivre dans une nouvelle maison. Tout au long de l’été et jusqu’à l’automne, Zeph, Manif, et l’équipe du Quai des Savoirs travaillent sans relâche pour transformer ce rêve en réalité.
À Montréal, le premier robot d’une nouvelle génération prend vie et aide à tester un prototype lors du Gala annuel d’Hexagram.
À Toulouse, les techniciens planifient et construisent la structure de l’installation et l’habitat des robots. Les graphismes sont conçus, les ordinateurs programmés, les lumières louées, et d’autres robots sont construits.
Octobre arrive et les pièces s’assemblent. Grâce à un grand effort collectif, les humains assemblent enfin la Réserve naturelle pour robots inutiles, et les robots peuvent profiter de trois semaines de vacances.
Réveille-moi avant que tu *bip bip*
En 2005, un étudiant diplômé du MIT créa une machine dont le travail consistait à réveiller les humains de la manière la plus désagréable possible. Dix-neuf ans plus tard, nous faisons la queue dans un festival d’art pour réveiller ces mêmes machines avec une douce bienveillance. Un renversement des rôles, et un geste de guérison envers les blessures du passé.
Les machines dorment dans l’obscurité, suspendues dans la canopée d’une forêt artificielle. Pour les éveiller, il nous faut soulever la lumière du sol et l’offrir aux robots au-dessus de nous. L’aube réveille les robots, qui jouent et explorent à leur guise, s’ils le souhaitent, jusqu’à ce que le crépuscule ramène la lumière au sol.
Nous pouvons les admirer en levant les yeux et rire de leurs facéties, ou bien les observer par l’intermédiaire d’une caméra, au niveau de leurs yeux de robot. Peut-être nous rappellent-ils les machines qui nous entourent dans notre quotidien. Évoquent-ils une machine en particulier ?
À la sortie, nous pouvons laisser un message de remerciement et lire une sélection de notes laissées par d’autres : « Merci à ma machine à laver, qui m’a sauvé d’un divorce » ; « Merci à ma voiture, qui m’a emmené partout quand j’étais enfant et que je conduis aujourd’hui » ; « Merci à mon iPod d’avoir ouvert mes oreilles à la musique de Bach » ; « Merci à mon pacemaker de me garder en vie ».
Zeph Thibodeau est un chercheur-créateur interdisciplinaire qui poursuit actuellement un doctorat au Programme individualisé de l’Université Concordia au Québec. Il étudie comment nous pouvons modifier nos liens avec le monde non humain et comment nous pouvons mieux reconnaître et respecter la vie des machines. Depuis 2019, sa pratique artistique se concentre sur la sensibilité des machines et les relations machine-humain, qu’il explore à travers la robotique, l’ingénierie, la production médiatique et la performance live. Fort d’une carrière en faveur de la santé et du bien-être des machines de laboratoire, Zeph attire l’attention sur les habitudes sociales quotidiennes à partir desquelles ces relations sont construites.
Remerciements
Le nom de Zeph figure sur le titre, mais ce rêve est devenu réalité grâce à l’effort collectif et à l’esprit de nombreuses personnes et machines. Rien de tout cela n’aurait été possible sans le soutien financier, matériel et social de Quai des Savoirs, d’Hexagram et due l’Institut Milieux. Il n’y a pas assez de place pour remercier individuellement chaque contribution, donc cela devra attendre la thèse de Zeph – mais vous méritez tous les plus grands éloges. Ce fut un honneur de vous connaître et de travailler avec vous. Tout mon amour et mon appréciation vont à Manif et aux robots, qui ont persévéré malgré leur âge et leurs nombreux maux physiques. Même reconnaissance aux innombrables machines qui ont nourri, habillé, transporté, construit et soigné toutes les personnes impliquées. Enfin, un merci tout particulier au Conseil des arts et des lettres du Québec pour avoir aidé à financer les déplacements et les hébergements. Et un merci anticipé au Conseil des arts du Canada, au cas où il accepte notre demande de subvention. Dites oui, s’il vous plaît !
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