DEMO55 Jean-Philippe Côté — Égobsolescence

Février 2025

Égobsolescence est une série d’installations interactives issue du projet de recherche-création doctoral de Jean-Philippe Côté [étudiant, UQAM]. Les deux premières œuvres de la série (Uchronie & Panégoptique) ont été présentées les 5 et 6 décembre 2024 lors d’une sortie de résidence publique à la salle d’expérimentation d’Hexagram-UQAM.

Jean-Philippe est doctorant au programme d’études et pratique des arts de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses travaux de recherche sur l’utilisation de matérialités technorésiduelles dans un contexte de création artistique sont dirigés par Louis-Claude Paquin [cochercheur, UQAM].


Affiche de l’exposition.

Démarche

Nombre d’objets deviennent désuets avant même d’être inutiles. Dans ce cas, l’usure du temps ne se manifeste pas tant par une dégradation physique, mais plutôt par un changement de la culture à laquelle l’objet appartient. C’est dans cette fenêtre temporelle entre désuétude et inutilité que s’inscrit le travail de Jean-Philippe Côté. « Le décalage entre la pertinence d’alors et l’impertinence d’aujourd’hui constitue une zone de tension que j’ai beaucoup de plaisir à explorer », dira-t-il. À travers ses recherches et créations, il développe une certaine intimité avec ces machines qui l’inspirent et, par extension, avec ceux et celles qui les ont créées. Ces appareils construisent en lui une vision du monde qui favorise leur compréhension. Paradoxalement, c’est précisément ce qui semble donner un caractère exotique à son travail pour les personnes qui découvrent celui-ci.

On pourrait sentir, dans son travail, les effets de la nostalgie. Cela n’est vrai que si l’on considère la nostalgie comme « une façon de transformer le passé par l’imagination » (Niemeyer, 2014) [Traduction libre]. Dans son travail, le rebut technorésiduel devient le point de départ d’une exploration matérielle des potentiels de poétisation. Sa démarche est non linéaire et axée sur une heuristique de la sérendipité matérielle.

Comme pour plusieurs œuvres antérieures, Égobsolescence s’intéresse au visage et à son automédiation. Plus spécifiquement, la perspective est sociotechnique et politique. Elle révèle des facettes de ce que Zuboff appelle l’économie de la surveillance (2019) en convoquant des techniques politiquement chargées comme celles de la biométrie ou de l’intelligence artificielle. C’est en utilisant une approche médiarchéologique que son art révèle les progrès, stagnations et régressions des dispositifs médiatiques et technologiques omniprésents dans nos vies.

Panégoptique

Panégoptique (2024). Crédit : Adil Boukind.

Panégoptique est une installation interactive qui fusionne dynamiquement les visages de deux interacteur·ice·s pour créer des êtres hybrides et imaginaires à l’intersection de la familiarité et de l’altérité. En mélangeant texture, couleur et topologie, elle crée des portraits déstabilisants qui invitent à discuter de la médiation de notre image de soi par la technologie, par la société ainsi que par notre vanité et nos peurs.

L’installation elle-même est un assemblage sculptural de 13 iPhones obsolètes. L’utilisation d’appareils jugés culturellement désuets, bien que parfaitement fonctionnels, n’est pas innocente. Elle vise à questionner notre relation à la temporalité et à l’écologie des technologies. En invoquant l’omniprésence et l’importance culturelle du iPhone, l’installation remet en question notre relation personnelle au statut social et à l’obsolescence, mais aussi à la biosurveillance et à l’autoreprésentation.

Détail de l’œuvre Panégoptique (2024). Crédit : Chloé Rondeau.

Les téléphones cellulaires utilisent une technologie de détection faciale pour identifier et photographier les visages des visiteur·euse·s. Ces images sont ensuite envoyées au « cerveau » du système qui les transforme en modèles 3D puis les combine. La surface du portrait ainsi généré est composée de vagues tirées des deux matrices de pixels. Sa topologie oscille entre celles des deux visages captés. Les couleurs et textures du faciès peuvent donc être ainsi appliquées à la forme d’un autre visage. L’algorithme exploite cette zone liminaire dans laquelle les visages sont aussi reconnaissables que méconnaissables.

Détail de l’œuvre Panégoptique (2024). Crédit : Chloé Rondeau.

Voici quelques exemples illustrant le style des portraits hybrides qui peuvent être générés par l’installation en combinant le visage de deux interacteurs.

Pour respecter le droit à la vie privée des participant·e·s à l’exposition, les visages utilisés dans ces portraits ont été généré via IA

Uchronie

Détail de l’œuvre Uchronie (2024). Crédit : Adil Boukind.

Uchronie est une installation interactive qui utilise l’intelligence artificielle pour générer des récits dystopiques et des portraits fabulatoires inspirés d’objets ayant une importance personnelle pour chaque participante et participant.

Lorsque les interacteur·ice·s s’approchent de l’installation, ils peuvent appuyer sur le bouton d’un vieil interphone pour identifier verbalement un objet qui leur est cher et expliquer pourquoi il est important. À partir de ces informations et d’une image de l’utilisateur·ice capturée de manière subreptice, le système invente et récite une courte histoire spéculative et dystopique sur l’avenir commun de la personne et de l’objet. 

Interphone désuet faisant partie de l’œuvre Uchronie (2024). Crédit : Chloé Rondeau

À la fin du processus, un portrait surréaliste généré par l’IA et inspiré par l’interaction, est affiché. Les treize derniers de ces portraits flottent au-dessus de l’installation, sur l’écran de vieux iPhone récupérés. L’esthétique clichée des portraits, typique de l’IA, met en évidence les lacunes des modèles génératifs actuels tout en laissant présager les changements radicaux que connaîtra bientôt la société.

Portraits générés par l’installation et affichés sur des iPhones désuets. Crédit : Chloé Rondeau.

Ironiquement, l’agent qui produit à la fois le récit et le portrait est contraint à une introspection très autocritique, décrivant souvent à quel point notre dépendance à la technologie nous mènera à notre perte. Faisant écho à la promesse de Kodak au XIXᵉ siècle — « Vous appuyez sur le bouton, nous faisons le reste » — Uchronie révèle que, tout comme l’objectivité prétendue de la photographie était illusoire, ces créations générées par l’IA sont elles aussi entachées par les biais inhérents aux systèmes génératifs.

Vue avant du dispositif. Crédit : Adil Boukind.
Vue arrière du dispositif. Crédit : Chloé Rondeau.

L’interface d’affichage du dispositif est composée de deux téléviseurs à tube cathodique (CRT). Vu leur âge et leur nature analogique, ceux-ci déforment significativement le signal numérique. C’est un rappel que les technologies filtrent, cadrent et transforment toujours le contenu, qu’elles soient numériques ou non. Cette approche « médiarchéologique » interroge notre rapport aux matérialités technologiques obsolètes tout en nous invitant à réfléchir à l’écologie, voire à la géologie, des technologies. Dans le même sens, un enchevêtrement de câbles physiques souligne notre intrication avec le monde matériel et le fait que le « numérique » est inextricablement lié au tangible.

Détail du filage couronnant l’installation/Crédit : Chloé Rondeau.

Résiduaire

Résiduaire/Crédit : Adil Boukind.

En complément des deux installations, l’exposition offrait également un regard sur le processus de création à travers la présentation d’un « résiduaire ». À l’instar de l’ossuaire ou du reliquaire, l’idée du résiduaire est d’y accumuler des échantillons des résidus générés par la pratique de création. 

Détails du résiduaire. Crédit : Adil Boukind, Chloé Rondeau.

En mettant en abîme la collecte du résidu dans un projet sur la réutilisation de celui-ci, l’artiste applique à la méthodologie de recherche les échos de sa pratique. En se positionnant hors du schème habituel de la représentation, la préservation des résidus, permet d’appréhender le processus de création des œuvres d’une façon différente que celles permises par les documentations textuelles ou médiatiques. L’espoir est que ce contact direct avec la matérialité du projet permette une présentification difficile à atteindre à travers les modalités de la représentation.

Références bibliographiques

Niemeyer, K. (2014a). Introduction: Media and Nostalgia. Dans Media and Nostalgia, Yearning for the Past, Present and Future. Palgrave Macmillan UK. https://doi.org/10.1057/9781137375889.

Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power (First edition). PublicAffairs.


Transformant les déchets culturels en expériences ludiques et poétiques, Jean-Philippe Côté (alias djip.co) réimagine les matérialités technorésiduelles sous forme d’installations artistiques interactives.

En dé-scriptant les rebuts technologiques pour leur inventer de nouveaux futurs, il invite les interacteurs à reconsidérer leur relation avec les matérialités du monde. Bien que fondées sur une réflexion critique, ses installations invitent à une interaction ludique et poétique, offrant des expériences stratifiées à la fois sur le plan interactif et interprétatif. L’un des thèmes récurrents de son travail est le miroitement du corps des visiteurs. En présentant des représentations déformées, hybrides et liminales du soi, il met en évidence le décalage entre ce que nous sommes et la manière dont nous nous présentons dans un monde lourdement médiatisé par les technologies.

Ses œuvres ont été présentées lors d’événements prestigieux tels qu’Ars Electronica, ISEA, FILE, Arte Laguna, ADAF, et dans des lieux renommés tels que l’Arsenale de Venise, le Walker Art Center de Minneapolis, le Musée d’art contemporain de Montréal, l’Asia Culture Center de Gwangju ou le Museu do Amanhã de Rio de Janeiro.

Remerciements

Jean-Philippe tient à remercier toute l’équipe du Réseau Hexagram et d’Hexagram-UQAM pour son support lors de cette résidence. Il en profite également pour remercier Louis-Claude Paquin pour la qualité de sa direction ainsi que Jean Dubois, Yan Breuleux et Alice Jarry, membres de son jury doctoral. 

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