DEMO60 Christopher Noël – Un jeu vidéo violent

Septembre 2025

Dans le contexte des jeux vidéo, quelles sont les sensations lorsqu’on est impliqué dans un acte de violence physique ? Ou, à l’inverse : quelles interactions — et avec quelles qualités — donnent la sensation de participer à une altercation violente ? Telle est la double question qui guide le projet de recherche-création développé par Christopher Noël [membre étudiant, UQAT] à l’Institut Milieux, lors d’une résidence Hexagram qui s’est déroulée en juin 2025.

Un Jeu Vidéo Violent est le résultat de ce projet. Il s’agit d’un jeu de tir à la première personne, qui explore deux interprétations distinctes de la violence dans les jeux : l’une, classique, liée au militarisme, au réalisme et au gameplay tactique ; l’autre, centrée sur la cruauté, la difficulté et la brutalité.


Un esprit affûté…

Le projet de Christopher Noël repose sur une approche atomiste qu’il a développée dans son mémoire de maîtrise : l’esthème (Noël 2021). Comparable à d’autres concepts qui décomposent un tout en éléments (comme le narrathème (Propp 1971)), l’esthème vise à identifier les composantes fondamentales d’une expérience esthétique. Par exemple, la physicalité et la souffrance seraient des esthèmes de la violence. Bien que cet outil se soit révélé utile pour l’analyse théorique, Noël a souhaité en explorer l’application pratique : d’où la genèse de Un Jeu Vidéo Violent.

L’un des fondements théoriques du projet est la somaesthétique, une branche de la philosophie qui s’intéresse aux sensations corporelles (soma), telle que développée par Richard Shusterman (2008). Dans ce cadre, Noël a intégré des éléments tels que le souffle saccadé, les effets de pulsation cardiaque dans le champ de vision, les secousses de la caméra (« head bobs »), ainsi que des délais et roulements de caméra. Il a également adopté l’écriture quotidienne d’un journal réflexif (Moon 2008) comme principale méthode de collecte de données. Commencé en 2022, ce journal compte aujourd’hui plus de 100 entrées, totalisant plus de 60 pages.

…et des outils de pointe

S’appuyant sur ses compétences préalables en animation, en cinéma et en production de jeux vidéo, Noël a choisi de travailler avec des outils professionnels qu’il maîtrisait déjà : Autodesk Maya et Unreal Engine. Étant donné que le projet porte sur les sensations corporelles, il était cohérent (sinon nécessaire) d’assurer une forte présence des corps dans le jeu. Cela renvoie à la fois à la présence de plusieurs corps humains dans le jeu et au fait que le processus de création a exigé un engagement physique intense de la part du chercheur. Ainsi, Noël a utilisé la capture de mouvement pour l’animation corporelle et faciale, qu’il a intégrée aux séquences de jeu et aux cinématiques.

Les segments d’interprétation et les mouvements ont été capturés par Noël lui-même dans les installations de capture de mouvement de l’UQAT à Rouyn-Noranda. Après tout, on ne peut pas faire un projet sur les sensations corporelles sans impliquer son propre corps !

Voici un court aperçu d’une séquence cinématique servant d’introduction au jeu, qui présente le contexte métanarratif dans lequel un personnage invite le joueur à explorer Un Jeu Vidéo Violent.

Segment d’interprétation pour la séquence cinématique d’introduction du jeu.

Exploration en profondeur

La base théorique de l’esthème conduit à se concentrer sur des éléments simples et subtils de l’expérience, pouvant être mis en œuvre individuellement.

Au cours du jeu, une variable quelque peu cachée (nommée heat à l’interne, l’anglais pour chaleur) module les paramètres listés ici selon une courbe prédéfinie.

Chaque paramètre est associé à sa propre courbe, où le heat sert d’axe horizontal et une valeur contextuelle d’axe vertical. Cette valeur est généralement un multiplicateur (allant de 0,5 à 2) qui est lu chaque fois que le paramètre est utilisé, permettant ainsi de l’ajuster dynamiquement.

Par exemple, dans le jeu, le heat augmente lorsqu’on tue rapidement et diminue lorsqu’on subit des dégâts, entre autres facteurs. Ainsi, pendant le gameplay, cette mécanique introduit une intensité somatique croissante qui correspond aux actes violents (fictifs) commis par le joueur dans le contexte du jeu.

Ce système permet un contrôle précis de l’expérience esthétique émergeant de la jouabilité. Il facilite aussi l’ajout de nouveaux paramètres, le réglage fin de la manière dont chacun est modifié, et offre une vue d’ensemble centralisée de toutes les variables impliquées dans l’étude.

À gauche, la courbe qui ajuste le flou de mouvement en fonction de la valeur actuelle de heat ; à droite, son implémentation dans le code.

Dans les tranchées

Alors que le développement de Un Jeu Vidéo Violent est en cours depuis l’automne 2024, le projet a connu une avancée significative durant la résidence Milieux à Hexagram. Ce qui n’était au départ qu’un assemblage de systèmes s’est transformé en un jeu vidéo pleinement réalisé, capable de se suffire à lui-même et de susciter des réactions intenses. Le processus de développement a été soutenu par plusieurs collaborateurs en programmation, design sonore et modélisation 3D, et a largement tiré parti de ressources (assets) et de plugiciels disponibles sur le marché.

Extrait de jeu, Un jeu vidéo violent.

Le développement du jeu en tant que tel est en grande partie terminé à ce stade, mais une phase importante de la recherche reste encore à finir : la réalisation de tests de jeu (playtests) et d’entretiens pour recueillir des données. Ces entretiens semi-dirigés sont conçus pour explorer les réactions émotionnelles des personnes participantes au jeu, afin de mieux comprendre leurs ressentis et leurs perceptions face à la violence fictionnelle vécue pendant la jouabilité. Ces sessions sont prévues pour l’été et, une fois transcrites, les données issues des entretiens alimenteront la rédaction de la thèse.

Après le carnage

À ce stade, l’intention est de publier le jeu sur des plateformes comme itch.io et Steam. Deux axes parallèles sont envisagés : l’un public, l’autre académique. Du côté public, les plans incluent un événement de lancement et une collaboration avec des streamers, dans l’espoir que la nouveauté, la charge de choc et la forte identité québécoise du jeu trouvent un écho auprès du public. Du côté académique, l’objectif est de présenter le cadre théorique sous-jacent du projet à travers des expositions et des conférences.

Au-delà de ce projet, une recherche préliminaire a déjà été amorcée sur la manière dont le mouvement et les sensations corporelles peuvent être utilisés pour transmettre ce que cela fait de se sentir dans le corps de quelqu’un d’autre (Noël 2025). Cette piste de réflexion devrait orienter les travaux futurs. À travers cette recherche-création, l’intérêt personnel de Noël pour les jeux vidéo violents a évolué vers une exploration plus large de la dimension somatique du corps. L’objectif est d’examiner comment la réalité virtuelle ou augmentée, l’intelligence artificielle, les jeux vidéo, ainsi que des éléments comme la posture, les vêtements, l’espace ou les prothèses peuvent être combinés pour créer des expériences esthétiques du corps d’autrui – favorisant ainsi la compréhension et l’empathie.


Christopher Noël est doctorant en études du jeu vidéo à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Il enseigne également l’animation et la conception de jeux à titre de chargé de cours à l’UQAT, après avoir acquis de l’expérience dans les industries du jeu vidéo et de la postproduction en effets visuels. Sa recherche-création doctorale porte sur l’esthétique de la violence dans les jeux vidéo, à travers une approche de recherche par la création, qui implique la conception d’un jeu vidéo et la réalisation de tests utilisateurs. Il s’intéresse particulièrement aux questions théoriques et pratiques liées au corps, à son mouvement et à ses sensations.

Collaborateurs

Marianne Kake est cheffe de projet et artiste 3D spécialisée dans les environnements, avec un goût marqué pour l’esthétique stylisée. Elle travaille actuellement chez Le Catnip Collective, où elle met à profit ses compétences variées en design, développement commercial, production et art technique. En parallèle, elle est également chargée de cours à l’UQAT, où elle enseigne Unreal Engine et la gestion de projet aux artistes en jeu vidéo. Forte de son expérience dans la supervision de multiples productions, elle offre aussi ses services comme consultante en production. Elle cherche toujours à allier art et efficacité en trouvant les meilleurs flux de travail pour créer des expériences porteuses de sens.

Emile Paré-Allinger est programmeur de jouabilité sur Unreal Engine. Récemment diplômé de son baccalauréat, où il a participé au projet étudiant Bolt’n’Punch, il est constamment à la recherche de nouveaux défis.

Louis Lamontagne est programmeur d’outils et de jouabilité, spécialisé en Unreal Engine. Actif depuis plusieurs années dans la scène indépendante, il s’est passionné pour le développement de contrôleurs de personnages et de caméras. Il a élargi ses compétences à la programmation en ligne, en créant des systèmes pensés pour le multijoueur. En plus de travailler en studio, il est aussi chargé de cours à l’UQAT, où il partage son expertise avec la relève, tout en offrant des services de consultation en programmation. Il aime les mathématiques et se passionne pour le design de jeu et l’optimisation.

Kai Ming Chau est concepteur sonore, mixeur et musicien, titulaire d’un diplôme en programmation. Il cherche à repousser les limites de l’expérience auditive.

Bibliographie

Moon, Jennifer A. 2008. A handbook of reflective and experiential learning: theory and practice. London : Routledge Falmer.

Noël, Christopher. 2021. « L’esthétique de la violence vidéoludique: la danse sanglante de DOOM ». Mémoire de maîtrise, Université de Montréal. https://hdl.handle.net/1866/26509.

Noël, Christopher. 2025. « Every-body at Play: Fostering Understanding of the Somatic to Enrich Play Experiences ». Acta Ludologica 8 (1) : 98‑116. https://doi.org/10.34135/actaludologica.2025-8-1.98-116.

Propp, V. 1971. Morphology of the Folktale: Second Edition. Sous la direction de Louis A. Wagner. Traduit par Laurence Scott. Austin : University of Texas Press.

Shusterman, Richard. 2008. Body consciousness: a philosophy of mindfulness and somaesthetics. Cambridge ; New York : Cambridge University Press.

Cette publication est également disponible en : English (Anglais)