DEMO65 Gabrielle Turbide – Dystrophe

Novembre 2025

Dystrophe est une installation art-science développée par Gabrielle Turbide [membre étudiante, UQAM] dans laquelle s’entremêle​nt​ dispositifs hybrides et écosystèmes abritant microalgues.  

​​Inspiré du phénomène d’eutrophisation des lacs, dans lequel les microorganismes et végétaux prolifèrent dû à une abondance de nutriments, Dystrophe tente de détourner ces dynamiques de déséquilibre écosystémique pour condenser la matière vivante à des fins artistiques. Certains des dispositifs ont été présentés lors d’une activité de sortie de résidence à la salle d’expérimentation d’Hexagram​,​ le 11 septembre 2025. ​​​ 


La démarche

Inscrite dans le cadre de sa recherche-création à la maîtrise en Arts Visuels et Médiatiques, l’œuvre met en scène des systèmes permettant à la fois la production d’anthotypes et la génération d’électricité à partir de cultures de phytoplancton (Tetraselmis et Nannochloropsis). Ces deux procédés expérimentaux exigent une compréhension des interactions entre organismes végétaux, lumière et agents actifs dans les processus. L’artiste les désigne comme des biotechnologies artisanales : une réappropriation, dans une démarche low-tech, expérimentale et manuelle, de techniques issues de technologies intégrant le vivant, afin de les rendre accessibles et propices à l’exploration. 

​​Les impressions à la chlorophylle réalisées au phytoplancton, par exemple, sont intrinsèquement liées à l’état de santé de celui-ci et aux conditions environnementales. L’image se forme par exposition partielle aux rayons ultraviolets d’un support enduit de phytoplancton. Grâce à une matrice, elle se révèle lentement, ne demeurant saisissable que temporairement. Le plancton, tout comme l’image, entre en état de latence, un mécanisme de résistance qui lui permet de survivre à la déshydratation. Ces procédés engendrent des images qui dépassent le régime strictement représentationnel pour s’affirmer comme des entités bio-matérielles dotées d’une agentivité propre (Vuorinen, 2018). L’impression devient ainsi une bio-archive à la fois évolutive et latente. Lorsqu’elle est réactivée dans un milieu propice, la culture reprend sa vitalité au sein même de l’image :​     ​ce qui demeure visible est l’empreinte directe de ce qui persiste biologiquement.​     ​​ 

​​​Cellules biophotovoltaïques. Salle d’expérimentation Hexagram, septembre 2025. Photo : Gabrielle Turbide.
​​​Documentation du processus d’impression au phytoplancton. Salle d’expérimentation Hexagram, septembre 2025.
Photo : Gabrielle Turbide.
Impression au phytoplancton. Salle d’expérimentation Hexagram, septembre 2025. Photo : Gabrielle Turbide.

Le processus

Pour réaliser une impression, un bioréacteur tubulaire est d’abord mobilisé afin d’offrir aux microalgues des conditions de culture optimales et d’atteindre la densité cellulaire nécessaire à la production des œuvres. Ce dispositif maintient un apport continu en nutriments, en lumière et en CO₂, assurant la croissance de la biomasse. Une fois la turbidité souhaitée obtenue, indicateur d’une concentration suffisante de phytoplancton, la culture est transférée dans un décanteur où, par sédimentation gravitaire, les particules les plus denses, incluant colonies et agrégats d’algues, se déposent au fond. Ces « fleurs d’eau » sont ensuite récoltées et deviennent la matière première des impressions photographiques. 

​​Sur le plan technique, le support, ici une toile de coton brute, est d’abord enduit de phytoplancton, puis recouvert d’une matrice imprimée sur acétate. L’ensemble est soigneusement scellé dans une presse composée de plaques d’acrylique transparentes, garantissant un contact uniforme, avant d’être exposé dans une boîte à rayons ultraviolets pendant environ vingt-quatre heures. Une exposition directe à la lumière solaire est également possible, bien que sa durée doit alors être ajustée en fonction de l’intensité lumineuse et des conditions atmosphériques. L’image se forme sans recours à des agents chimiques nocifs : elle se révèle grâce à la photosensibilité de la chlorophylle. Éphémère, elle est destinée à se dégrader progressivement jusqu’à disparaître, inscrivant l’œuvre dans une temporalité où la disparition fait partie intégrante du processus.​​​ 

Relations dystrophiques

Dans Dystrophe, les matrices proviennent de photographies de plans d’eau en état d’eutrophisation: un processus par lequel un milieu aquatique s’enrichit graduellement en éléments nutritifs, principalement en phosphore et en azote, entraînant la prolifération de plantes aquatiques, d’algues, de phytoplancton et de bactéries photosynthétiques. Ce processus naturel, accéléré par les activités humaines, entraîne un appauvrissement en oxygène, une chute de la biodiversité et, ultimement, la mort de l’écosystème : un état de dystrophisation. Le lac s’asphyxie lentement jusqu’à son effacement, amorçant une succession écologique qui conduit, par étapes successives, à la transformation du lac en marais, puis en tourbière et ultimement, en forêt. 

L’exploration de ces dynamiques écologiques met en lumière l’importance des interactions entre le phytoplancton et son environnement. Organismes photosynthétiques essentiels à la séquestration du carbone et à la base de la chaîne alimentaire aquatique, les microalgues façonnent les conditions de vie sur Terre ; sans elles, l’atmosphère que nous connaissons aujourd’hui serait radicalement différente. L’eutrophisation, si elle peut être destructrice à l’échelle d’un écosystème, constitue toutefois une condition propice à la prolifération des microalgues. Cette ambivalence devient un moteur conceptuel pour l’œuvre, qui matérialise un espace oscillant entre régénération et disparition, utopie et dystopie. L’esthétique du marais, comprise ici comme un « paysage liminaire » situé entre paysage et anti-paysage, ordre et désordre (Afeissa, 2016), sert de cadre sensible à cette réflexion. Sa valeur réside dans sa capacité à dépasser le « pittoresque » pour accéder, grâce à la connaissance de la biologie de l’évolution et de l’écologie, à une appréciation esthétique basée sur la compréhension de phénomènes et processus naturels parfois non perceptibles mais non moins poétiques. 

Dans cette perspective, l’intégration d’approches low-tech et de procédés biotechnologiques artisanaux transforme l’œuvre en outil d’écologie politique. L’installation se déploie comme un espace d’expérimentation ouvert et accessible, favorisant la démocratisation des savoirs scientifiques. À mi-chemin entre l’atelier et le laboratoire, les structures et les impressions y agissent à la fois comme œuvres, dispositifs fonctionnels et écosystèmes vivants. Cette dimension relationnelle s’est manifestée lors de la participation de l’artiste à IMPACT 13 (Trois-Rivières, 2025), où elle a partagé la technique d’impression au phytoplancton, ouvrant un espace de dialogue autour des pratiques d’impression expérimentales et de leur portée écologique. 


Gabrielle Turbide explore les relations possibles entre l’humain, le végétal et la technologie, principalement à travers l’installation, les biotechnologies artisanales, les biomatériaux et l’impression à la chlorophylle.

Elle s’intéresse aux formes d’effacement imposées, qu’il s’agisse de corps, de voix ou d’écosystèmes, et cherche à révéler les dynamiques de transformation et de résistance qui les habitent. Elle est titulaire d’un baccalauréat interdisciplinaire en arts numériques complété à l’UQAC et à l’Universidad de los Andes en Colombie. Elle poursuit actuellement une maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’UQAM, où elle obtient la bourse des professeur.e.s de l’EAVM (2023) ainsi que la bourse ARPRIM/ÉAVM (2024). Elle est membre du groupe de recherche-création Hexagram, du centre recherche et création en arts numériques Ubchihica et du Laboratoire d’art et de recherche décoloniale de l’UQAM. Son travail a été présenté lors d’expositions collectives et conférences au Canada, en Colombie, au Mexique et au Maroc.

Remerciements

L’artiste tient à remercier toute l’équipe d’Hexagram pour le soutien offert dans le cadre de cette résidence. Elle souhaite également remercier son directeur de recherche, Alexandre Castonguay, pour son accompagnement et la pertinence de ses conseils tout au long de sa maîtrise. Enfin, elle adresse ses remerciements au collectif LABtinoamerica, en particulier à Mariana Paredes, pour son introduction aux principes de la génération d’électricité à partir de cellules biophotovoltaiques. 

Références

Afeissa, H.-S. (2016). L’esthétique des marais. Les limites du vivant. Éditions Dehors. 

Vuorinen, J. (2023). Photography and the Organic Nonhuman: Photographic Art with Light, Chlorophyll, Yeasts, and Bacteria. Konsthistorisk Tidskrift, 92(1), 1‑17. https://doi.org/10.1080/00233609.2023.2194276 

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