DEMO49 Julien Dajez – Itéracomplicité de la Dérivergence, l’Aporie de la Dériversion

Juin 2024

Matérialiser la transformation de la recherche par le biais du parcours de création

Conçue comme un parcours semi-accompagné reliant cinq stations dans un espace de 185 m², l’installation retrace les progressions de ma recherche-création en média expérimental. D’abord centrée sur l’enrichissement de l’expérience audiovisuelle, cette démarche a suivi une trajectoire évolutive, transformant à la fois la recherche et les approches explorées. Mon activité en résidence témoigne de ce cheminement.


Un voyage trans-médiatique à travers les structures narratives et techniques d’une œuvre audiovisuelle

Cette recherche-création explore des pistes sans finalité arrêtée, ouvrant des horizons sur le flot de création d’un film et sa dimension trans-médiatique, terme qui désigne ici la variation du récit à travers sa dispersion de média en média. En engageant la traduction médiatique d’une œuvre comme une dynamique de création favorisant l’émergence des savoirs incarnés, je cherche à favoriser une perception profonde de l’œuvre médiatique et une appréciation critique des dynamiques narratives contemporaines, en intégrant des pratiques interdisciplinaires qui se contaminent et se transforment mutuellement.

Cette approche se concentre en particulier sur la réarticulation des relations entre récit, matières et expérience humaine et non humaine, où les interactions sensorielles agissent comme des composantes d’un « texte » élargi.

L’œuvre-laboratoire : l’in(dé)fini comme dispositif de réinvention méthodologique

Matière première du dispositif, le film Les Ondes Grises est une œuvre-laboratoire in(dé)finie, en perpétuelle transfiguration. Ce film agit comme un pivot central pour une série d’éparpillements destinées à métamorphoser le propos cinématographique en une texture vivante, une matrice de recherche poétique, fluide, bavarde, malléable et réactive.

À travers cette démarche, j’élargis la conception littéraire d’intertextualité au-delà des écrits cinématographiques que constituent le scénario, les dialogues et le générique du film, pour l’étendre à la narrativité des matières médiatiques. Cette expression me permet d’entrelacer les approches numériques avec des pratiques issues d’autres traditions, performatives, vocales et scripturales, en les intégrant comme des extensions textuelles et médiatiques du film.

Fluctuants entre subtiles variations et divergences radicales, l’œuvre cinématographique et ses multiples itérations irriguent le parcours de visite, transformant la salle d’expérimentation en un espace tumultueux d’exploration et de mouvement.

Textes, textures, textiles, textus : allitérations médiatiques, assonances scénographiques et résonances critiques

Voici un arrêt sur image de cette résidence : le parcours est scénographié en deux séquences distinctes. La première partie s’ouvre sur une télé, dans un sas, l’écran dévoile une matière fébrile et granuleuse qui s’écoule comme un sablier horizontal dans un espace liminal entre le visuel et l’audio. La dissolution par le grain de l’image cinématographique annonce des opérations à venir et la distillation des frontières entre les médiums.

Ce prologue, fruit d’une collaboration avec Hervé Zénouda qui a composé la pièce pour piano Déclinaison pour une gamme par ton, sert d’antichambre avant de pénétrer derrière les rideaux de velours d’Hexagram. Là, deux puissantes projections vidéo en vis-à-vis animent, en le traversant de part en part, un complexe sculptural de voiles translucides. Ces voiles se déploient en murs respirants, traçant des frontières mouvantes dans l’espace, un appareillage que j’utilise comme un prisme de dislocation et de redéploiement narratif traversé par le flot de création des Ondes Grises.

À chaque détour, la projection des variations du film se dévoile dans la multiplicité de ses dimensions. L’œuvre diffracte sans cesse ses propres contours à travers l’agencement de voiles en organza animées par le souffle oscillatoire des ventilateurs, créant un jeu de scintillements, de moirages, d’ondulations et de transparences en perpétuelle métamorphose.

Cette invitation au voyage trans-médiatique se prolonge par l’arrivée dans une zone de discussions, un espace dialogique dédié aux échanges critiques et aux réflexions partagées. Station de rencontre et d’exposition qui clôt la déambulation, cette partie donne l’accès à mon carnet de pratique ainsi qu’à des écrits de recherche décomposés par ChatGPT.

À la toute fin du parcours, servant d’écho silencieux aux éclats de mots et de sons superposés du reste du dispositif, j’expose les derniers fragments du « mothership », la narration centrale (Jenkins, 2006), des fibres recyclées en papier morcelés par la brulure au laser des photogrammes du film.

En scénographiant la translation des Ondes Grises vers de nouvelles techniques, la prolifération médiatique a servi de fil conducteur entre les différents supports : les ondes audiovisuelles, la matière tangible des voiles et du papier, et l’espace architectural. Entre aporie et complicité, les récits médiatiques varient, se disloquent et se réagencent dans le parcours, tentant ainsi de faire surgir de l’œuvre une matérialité sociale et physique offrant des points de rupture et de continuité dans l’exploration des dynamiques narratives.

Mise en œuvre du dispositif et générique de l’expérience

Les Ondes Grises (13 minutes), court-métrage conçu à partir d’une performance captée en 2000 sur support DV PAL (720 x 576 pixels) et NTSC (720 x 480 pixels), est une œuvre où j’ai assumé l’intégralité des responsabilités techniques et artistiques, depuis la captation jusqu’à la finalisation en post-production, à l’exception de l’interprétation incarnée par Stefan Sao Nelet. Grâce à une série de métamorphoses successives, les formats initiaux ont été transformés pour aboutir à une résolution 4K (3840 x 2160 pixels), inscrivant ce projet dans une exploration des migrations de formats et de leur potentiel au sein des dynamiques de reconfiguration médiatique.

La préparation de la résidence commence par un plan architectural pour cartographier les zones d’immersion et d’engagement. En collaboration avec Stéphane Gladyszewski pour la conception et avec l’aide de Laeticia Philantrope pour sa réalisation, nous concevons une infrastructure modulaire. Celle-ci permet de reconfigurer les voiles au fil de la progression du projet et d’installer des stations d’interaction où les visiteurs deviennent acteurs de la scénographie.

Pour créer un environnement où les éléments visuels et sonores s’entrelacent, se désynchronisent et se réajustent, je développé un dispositif de régie sur TouchDesigner avec le soutien essentiel d’Étienne Monténégro. Ce dispositif orchestre une scénographie médiatique de quatre ventilateurs, deux vidéoprojecteurs, quatre flux vidéo, trois flux audios, et trois PAR LED.

Je documente ce processus en assurant une captation avec l’aide de Hraïr Hratchian et de Martin Archambault. Leurs prises de vue additionnelles participent à capturer les tensions créatives et les dynamiques méthodologiques au cœur du processus de recherche-création, éclairant les discussions et les chemins exploratoires qui façonnent cette expérience immersive.

Prototypage d’un espace cinématographique expérimental

Au fil de ma résidence, la vision d’une salle de cinéma utopique s’est imposée, née de l’interaction avec les réalités matérielles, techniques et humaines du dispositif. Émergeant de la résilience des concepts théoriques face aux pratiques expérimentales, cette perspective, longtemps captive de la complexité de mon arrière-plan, a commencé à trouver sa forme.

L’engagement corporel a conduit à une exploration des gestes, négociant la relation entre la translucidité des surfaces textiles et les projections vidéo en mouvement, en les superposant, pliant et modulant leur tension. Manipulant les vidéoprojecteurs, ajustant les distances et sélectionnant les voiles selon leur tissage, ces interactions ont transformé matériaux et corps en instruments de recherche sur les phénomènes de diffraction. Cette approche exploite les ondulations lumineuses interférant avec les voiles semi-transparents pour créer des motifs optiques sophistiqués et une pseudo-holographie animée.

En positionnant stratégiquement les ventilateurs pour moduler l’expérience des participant·e·s. et l’animation des voiles, une dynamique tangible, visuelle et réactive a été générée, atteignant ainsi un objectif clé dans la redéfinition de l’expérience cinématographique à travers l’entrelacement des interactions sensorielles et matérielles.

Fonctionnant simultanément comme salle de projection des Ondes Grises, studio de tournage documentant le processus et laboratoire d’expérimentation, cet espace s’est mis à incarner un dispositif autopoïétique où les scénarios surgissent des interactions entre matières médiatiques et participant·e·s. Les collaborateur·rice·s, visiteur·euse·s et créateur·rice·s sont tou·te·s invité·e·s à devenir des agent·e·s actif·ve·s d’une ontologie en constante mutation. Les voiles, oscillant sous l’effet des courants d’air, deviennent écran et membrane, surface et profondeur, révélant la fluidité et l’évolution du processus de création. Ainsi, la scénographie médiatique, enrichie par une recherche ethnographique utilisant la caméra et le dessin, aspire à incarner la fluidité entre les « textes » et les disciplines.

Bourdaa, M. (2012). Le Transmédia: entre narration augmentée et logiques immersives [en ligne].

Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Les Éditions de Minuit.

Genette, G. (1982). Palimpsestes : La littérature au second degré. Seuil.

Jenkis, H (2006) Convergence culture. Where old and new media collide, NYU Press, 2006.

McLuhan, M. (1968). Pour comprendre les médias : Les prolongements technologiques de l’homme (J. Paré, Trad.). Mame/Seuil.

Zenouda, H. (2020), Micrologies N°1. Optical sound


Crédit photo : Hraïr Hratchian

Julien Dajez [membre étudiant, UQAM] se sert de l’audiovisuel comme vecteur d’ouverture sur d’autres pratiques. À l’intersection de l’approche critique et de l’expérimentation méthodologique, il développe des stratégies pour mettre sous tension les normes esthétiques et narratives en explorant la fluidité entre les disciplines de la recherche expérimentale et le flot de création d’une œuvre médiatique. Julien Dajez a reçu plusieurs distinctions pour ses créations audiovisuelles, notamment une mention honoraire à Ars Electronica pour Ū-Man (Non-Humain) qui a obtenu le prix de la Meilleure Bande Son au CST/SACEM, le prix Synthesys IV et un prix Pixel/Ina à Imagina pour Biozoo qui a été présenté à l’Electronic Theatre du Siggraph et à obtenu le Best Vidéo Paint Design aux International Monitor Awards. En tant que réalisateur et directeur artistique pour la mode et la publicité, il a collaboré avec des marques telles que Dior, Cartier, Garnier et Première Vision, réalisé le design vidéo-scénique du Mylénium Tour de Mylène Farmer, conçu le design graphique du journal télévisé de TF1 (France), réalisé des virgules d’habillage TV pour MTV Europe et Nicktoons à New York.

Remerciements

Julien Dajez remercie le réseau Hexagram et son co-directeur Sofian Audry, ainsi que Martin Archambault, Max Boutin, Stéphane Gladyszewski, Hraïr Hratchian, Stefan Sao Nelet, Laeticia Philantrope, Jason Pomrenski, Etienne Sanche, Hervé Zénouda, Nadia Seraiocco et Frédéric Maheux pour leur atelier inspirant sur ChatGPT. Il exprime également sa gratitude à Hugo Dalphond, professeur à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, et à Louis-Claude Paquin, directeur de sa recherche-création à l’École des médias de l’UQAM.

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