DEMO44 Paloma Leyton — Variations sur le corps, la suspension et la précarité

Avril 2024

Du 11 au 25 novembre 2023, Paloma Leyton [membre étudiante, UQAM] était en résidence à l’Agora du Cœur des sciences de l’UQAM pour développer des approches chorégraphiques en lien avec son projet de thèse de doctorat. Partant des disciplines aériennes du cirque, elle a testé des dispositifs instables qui rendent possible une pratique aérienne d’écoute. Dans cette DEMO, Paloma nous explique davantage son projet, de la résidence à sa forme finale.


Approche et processus

En tant qu’artiste, enseignante et chercheuse, j’ai toujours été passionnée des techniques aériennes de cirque. Depuis 2018, mon travail se concentre sur le rôle et la conscience de la gestion gravitaire dans le mouvement du corps en suspension, notamment sur une série d’agrès aériens, ou appareils acrobatiques, instables de mes propres conceptions chorégraphiques.

Différant des agrès aériens conventionnels, mes agrès instables suivent le poids de l’acrobate au lieu de le soutenir, empêchant le corps de faire la plupart des acrobaties pour lesquelles il a été entraîné, parce que le corps est soumis à la précarité de l’appareil au lieu de le dominer. En revanche, ce travail corporel aide à développer une conscience fine de la gestion du poids, des compensations musculaires et de l’économie de l’effort, que l’on soit seuls ou à plusieurs. Aujourd’hui, je m’aventure dans une étude en première personne sous la forme d’une création solo sur un trapèze instable, visant à mieux comprendre les liens entre les enjeux somatiques de cette action et les encodages de la pratique.

Travail au Lavi, test biofeedback avec Gaëlle Scali.
Tests de projection au LAVI.
Structure préliminaire au LAVI.
Répétition en résidence à la Tohu.

Le titre de ma thèse, dirigée par Andrée Martin et Enrico Pitozzi (UQAM/UNIBO), est « Pour une pratique aérienne d’écoute. Liens écologie-imaginaires dans le mouvement du corps en suspension sur un agrès instable ». Je tente d’y développer la perspective d’une pratique aérienne d’écoute. Par « écoute » je fais référence à un état de réceptivité sensorielle et d’interaction performative avec des éléments tels que : les orientations du corps par rapport à l’appareil, l’espace, la relation au sol, les chutes, les blessures, les affects, le son, la lumière, le public et enfin la précarité de l’action d’évoluer en suspension sur un agrès instable.

Tous ces aspects servent comme des outils de recherche en première personne, lors des séances de travail en salle et lors de présentations de la pièce devant public. Depuis ce point de vue, la suspension peut s’envisager comme une recherche d’état et une investigation incarnée, qui puisse tenir compte de la tension dialectique et phénoménologique de cette pratique, telle que ressentie pendant le processus de création.

Résidence Hexagram : Agora du Cœur des sciences, 11-15 novembre 2023

En considérant le cirque comme un dispositif pour mettre en scène la relation entre les humains et la gravité, ma démarche s’articule autour de la recherche d’un lien empathique (humanisant) envers le corps en suspension.

Le dispositif que j’ai conçu englobe tous les éléments de la pièce, sans accorder de hiérarchie particulière à la performeuse ou à la chorégraphie. L’accent est mis sur la présence et sur l’écoute aux circonstances et aux éléments environnants. L’objectif est de créer des conditions favorables à la conscience de cette gestion chez la personne qui performe, rendant ainsi ces aspects perceptibles pour le public. De manière spécifique, ce dispositif s’est développé en s’adaptant à chaque lieu de résidence, résultant de la sérendipité et des ajustements réels aux possibilités et aux contraintes de chaque endroit, pendant chaque étape.

La résidence d’Hexagram à l’Agora du Cœur des sciences m’a permis de travailler pendant cinq jours avec mon équipe pour effectuer l’intégration technique de ce dispositif et préparer une maquette préliminaire de la pièce. Par la suite, nous les avons raffinés pendant un mois de résidence au Département de Danse de l’UQAM, avant la présentation finale.

Pendant notre séjour à l’Agora, j’ai collaboré avec Bastian A. Miranda (pour les éclairages) et Marc-André Cossette (pour la programmation, le son et l’audiovisuel). Notre travail visait à assembler les pièces que chaque étape de résidence préalable avait générées : d’un côté, un système de génération de contenu visuel en temps réel avec un programme de déclenchement aléatoire de sons ; d’un autre côté, une approche traditionnelle à la conception d’éclairages ; et finalement, une approche à la performance en suspension basée sur le modèle des pratiques somatiques. Pour cette dernière dimension, j’ai assuré l’interprétation, grâce au regard extérieur de Johanne Pelletier et à la direction d’Andrée Martin.

Cette étape de travail intensive nous a facilité l’entrée en salle lors de notre dernière résidence au Laboratoire Arts Vivants et Interdisciplinarité (LAVI, du 31 janvier au 9 février 2024), où nous avons adapté la maquette construite à l’Agora à un dispositif immersif, une perspective à l’italienne avec trois écrans. La dernière ligne droite a été marquée par un mois de répétitions visant à affiner l’œuvre, du premier jour jusqu’aux présentations finales (DEMO Hexagram) les 6 et 8 février 2024.

Travailler dans un état d’écoute profonde exige un effort considérable, une ouverture perceptuelle qui traverse la temporalité de la pièce. L’attitude de la personne qui performe se rapproche de l’introspection et s’éloigne de la spectacularité. Cela rend le performeur extrêmement vulnérable devant le public et ses attentes, qui est implicitement invité à adopter une attitude de contemplation similaire, à prêter le même type d’écoute. Ainsi, le sens ultime de la pièce réside dans la génération d’empathie : un moment de vulnérabilité partagée entre le performeur et le spectateur à travers cette expérience esthétique, contemplative, ancrée sur l’instant présent.

Le processus de cette pièce m’a appris que le partage de cette vulnérabilité authentique (sans jeu ni surjeu), dans un contexte qui valorise la prouesse et qui s’attend à l’exploit, constitue un beau défi autant dans la création que dans la recherche.

Variations sur le corps, la suspension et la précarité (2024)

La pièce se compose d’un solo de 45 minutes pour une performeuse et un trapèze instable. Elle évolue à partir d’une série de variations sur trois phrasés de mouvement, alternant des passages du corps entre la terre et la suspension. Chaque section est accompagnée de variations du dispositif scénique, présentant le corps de manière différente et construisant une atmosphère contemplative. Ces transformations, influencées par la gestion gravitaire du corps, l’instabilité de l’agrès, les éclairages, le son et les projections, explorent diverses formes de précarité.

La précarité abordée ici ne vise pas à représenter le déséquilibre ou la mise en danger au premier degré. Ce concept découle plutôt d’une expérience personnelle et n’est pas nécessairement explicité sur scène, mais sert de point de départ à ma recherche. L’idée est de considérer la précarité depuis une approche située, non comme une contrainte, mais comme une ressource, à la fois physique et symbolique pour explorer la façon dont on est au monde. Un trapèze instable conditionne radicalement la manière dont le corps évolue en suspension et sur scène. Plutôt que de maîtriser l’environnement comme au cirque, l’artiste accepte de s’engager dans une perpétuelle négociation, un dialogue ou encore un questionnement avec. Au fil du temps, le corps trouve ses repères et devient de plus en plus capable de se contrôler dans ce milieu instable. Cependant, l’objectif de la recherche évolue avec le processus. Ainsi, dans cette perspective, un agrès instable n’est pas pensé pour arriver à être totalement maîtrisé.

L’intention n’est pas d’être ni de ressembler à une aérialiste, mais d’être sensible à la fragilité des relations entre le corps, l’agrès, la gravité, l’espace, le son, les affects et l’autre. L’équilibre et le déséquilibre ne sont pas des finalités ni des images recherchées, mais des états à traverser dans le passage vers des possibilités manières d’être à l’écoute.

Images reproduites avec l’aimable autorisation de Paloma Leyton.


Ma démarche s’est construite entre les milieux académiques, artistiques, éducatifs et associatifs en Argentine, Espagne, France, Italie, Norvège et Canada. Mon parcours entremêle la recherche, la création et la pédagogie des arts visuels et des disciplines aériennes. Dans le domaine de la pédagogie des arts, j’ai travaillé dans des institutions culturelles telles que La Biennale di Venezia ou la Solomon R. Guggenheim Foundation.

En tant qu’artiste visuelle, j’ai exposé dans des lieux tels que Ars Electronica, La Biennale di Venezia, Centre d’Art Contemporain Franco-Chinois, Fondazione Bevilacqua la Masa, Carré d’Art, U10 Umetnicki prostor ou le Festival International de VideodanzaBA. En tant qu’aérialiste, j’ai travaillé comme interprète pour différentes compagnies, développant également mes propres projets créatifs.

Enfin, depuis 2014, j’ai eu le plaisir d’enseigner des techniques aériennes dans diverses écoles, une expérience fondatrice pour la recherche doctorale que je développe aujourd’hui. Actuellement, je suis enseignante de disciplines aériennes et coordonnatrice des programmes de formation à l’École de Cirque de Verdun à Montréal

Liste de remerciements

Dans le cadre du programme
Doctorat en Études et Pratiques des Arts (UQAM)
/Dottorato in Arti Visive, Performative e Mediali (Alma Mater Studiorum — Università di Bologna)

Sous la direction de 
Andrée Martin et Enrico Pitozzi

Création et interprétation
Paloma Leyton

Collaborateurs et collaboratrices
Marc-André Cossette (programmation, son, audiovisuel)
Bastian A. Miranda (éclairage)
Johanne Pelletier (regard extérieur)

Captations
Agustina Isidori
Gaëlle Scali

Photographies
Agustina Isidori
Gaëlle Scali
Kitiya Phouthonesy

Merci aux regards extérieurs de
Mélanie-Beby Robert
Juan Pablo Corvalán & Javiera Osorio
Francisco Wagner
Sabine Jean, pendant les étapes d’exploration

Merci aussi à
Fred Gérard, Elia Seclet et Marion Cossin
Guy Cools, Éliane Cantin et Alain Bolduc
Gaëlle Scali

Ce projet a bénéficié du soutien de
Doctorat en Études et Pratiques des Arts — Faculté des Arts, UQAM
Département de Danse — Université du Québec à Montréal
Laboratoire Arts Vivants et Interdisciplinarité (LAVI)
Alma Mater Studiorum — Università di Bologna
Centre pour la Recherche, l’Innovation et le Transfert en Arts du Cirque (CRITAC)
Hexagram — réseau de recherche-création en arts, cultures et technologies
ToHU
École de Cirque de Verdun

Cette publication est également disponible en : English (Anglais)