DEMO43 Guillaume Pascale et Caroline Bernard – Spatiavalesque

Mars 2024

Cette DEMO revient sur un workshop de cinq jours intitulé Spatiavalesque, proposé par Guillaume Pascale [membre étudiant, UQAM] et Caroline Bernard [membre collaboratrice] en mars 2023 à l’École Nationale Supérieure de Photographie d’Arles. Ils se sont alliés afin d’investir l’imaginaire spatial déployé par Guillaume dans ses recherches. Pied de nez aux programmes d’exploration martienne, les participants étaient invités à investir et reconsidérer l’habitabilité problématique d’un des bâtiments de l’ENSP. Préparez-vous pour un « voyage à bord du vaisseau social entre Mars et la Terre ». 


Une histoire d’architectures décollées

Lorsque la sonde Viking 1 transmet les premières images de la surface de Mars au milieu des années 70, elle donne à voir un paysage désolé et inhospitalier, bien loin de l’idée d’une planète propice à abriter une civilisation avancée, comme cela était envisagé en Europe dès le XIXe siècle au sein de la communauté scientifique. Pourtant, cela n’aura guère freiné les velléités martiennes de compagnies privées. Certaines, comme Space X d’Elon Musk, envisagent le plus sérieusement du monde d’habiter la planète rouge dans un avenir proche, alors qu’ici-bas s’amorce la sixième extinction de masse attribuable au mode de vie hors sol d’une partie de l’humanité. 

Figure 1. Première photographie du sol martien de la sonde Viking 1, 1976. 

Il semble dès lors pertinent d’explorer l’imaginaire proposé par ces programmes spatiaux, quand l’actualité aride, froide et minérale de la planète Mars semble vouloir coïncider avec les conditions d’habitabilité à venir sur Terre et alors qu’une partie des édifices terrestres semblent être le résultat d’esprits décollés de la situation environnementale et sociale des sites qu’ils occupent. Le nouveau bâtiment de l’École Nationale Supérieure de Photographie d’Arles, inauguré en 2019, semble appartenir symboliquement à cette catégorie. La rumeur voudrait que le monolithe de béton et de verre conçu par l’architecte Marc Barani ait été pensé pour ressembler à un appareil photographique depuis un point de vue aérien ; au détriment des usages de celles et ceux qui l’occupent.

Figure 2. Vidéogramme extrait du film Gagarine.

La sensation de décollement à l’œuvre suggéré par de tels projets architecturaux est loin d’être anecdotique. Récemment, le film Gagarine (Liatard et Trouilh, 2020) opérait une telle analogie en faisant le récit des derniers jours d’une cité HLM vouée à la démolition et que le protagoniste, Youri, habite comme s’il s’agissait d’un vaisseau spatial. Certains suggèrent d’ailleurs que nous appartenions à une civilisation « groundlessness » au sein d’un environnement aujourd’hui sans « fondations stables disponibles pour notre vie sociale et nos aspirations philosophiques » (Steyerl, 2010). D’autres n’hésitent pas à parler de civilisation hors sol, au sujet des sociétés post-industrielles « des flux » (Pierron, 2003). À ce titre, « le grand confinement » (Gopinath, 2020) n’était-il pas le symptôme d’un grand décollement : une aspiration civilisationnelle technoscientifique à un mode de vie hermétique et décollé ? 

Une dérive astronautique programmée

Depuis ce contexte et pour faire suite aux doléances des élèves de l’école, Guillaume Pascale et Caroline Bernard proposent en mars 2023 un workshop de cinq jours intitulé Spatiavalesque. Il consiste à investir l’imaginaire spatial déployé par Guillaume dans ses recherches, afin de reconsidérer l’habitabilité d’un bâtiment manifestement rigide au caractère versatile du vivant. Mené à bord d’un vaisseau social, l’atelier devient l’occasion de proposer une alternative situationniste, à la proposition solutionniste offerte quelques semaines auparavant par la Mars Society à une cohorte d’étudiants de l’école d’ingénieurs SUPAERO de Toulouse (France), invitée à une simulation de vie sur Mars dans le désert de l’Utah aux états-Unis.   

Pour développer le projet, le collectif adopte une approche similaire à celle employée par Guillaume pour programmer les dispositifs électroniques qu’il conçoit. Appelée dérive programmée, elle consiste à réaliser des programmes à l’issue incertaine et dont le déroulement compose avec un ensemble de conditions contingentes. À l’échelle de l’école, et non plus seulement de quelques microcontrôleurs, il s’agit pour le collectif de penser un programme sous la forme d’une série d’événements qui, durant une nuit complète, redéfinissent et déstabilisent la fonction des espaces dans lesquels ils se déroulent, mais aussi les comportements de ceux qui les occupent.  

Un programme, une dérive, un voyage… 

Une partie de l’école est alors investie et préparée afin d’accueillir cette programmation dédiée à un voyage à bord du vaisseau social entre Mars et la Terre. Sur le plan de masse de l’école (Figure 3), Guillaume transpose schématiquement l’espace psychogéographique qu’il envisage entre les deux planètes (Figure 4). En résulte une occupation de trois zones concomitantes de l’établissement, identifiées comme étant symboliquement la Terre, l’Espace et Mars (Figures 5 et 6). Chaque zone se voit attribuer une couleur et une ambiance lumineuse : bleu, violet et rouge. 

Figure 3 : Plan de masse de l’École Nationale de Photographie d’Arles 
Figure 4 : L’espace psychogéographique entre Mars et la Terre. 
Figure 5 : Focus sur la zone de l’école occupée durant Spatiavalesque. 
Figure 6 : Plan global du projet. 

Les trois zones sont ensuite vidées de leur mobilier et des gélatines de couleur sont posées sur les lumières existantes. Les espaces sont sonorisés de telle sorte que l’environnement acoustique de chaque espace peut être entendu dans chacune des autres zones. Dans la zone « Mars » est installé le poste de commandement du vaisseau. On y retrouve une console de mixage permettant d’équilibrer l’ambiance sonore de chacune des zones. On y installe un DJ booth, ainsiquun dispositif conçu par Guillaume Pascale, visant à produire durant toute la nuit un environnement sonore génératif produit à partir de données astronautiques transmises en temps réel. Pour rythmer la nuit, un chronomètre est conçu pour dé-mesurer le temps de la manifestation. Affichant à la fois les secondes terrestres et martiennes (plus longues de 2,749 %), ce chronomètre dichronique (Figure 7) manifeste symboliquement le degré d’incertitude grandissant entre les deux planètes. Au fil de ce dédoublement temporel et des diverses interventions, il est prévu de reprogrammer les espaces de chaque zone par un marquage au sol (Figures 8,9). Cette signalétique forme par exemple tour à tour des tables, un espace scénique, une piste de danse ou encore un espace de libre parole.   

Figure 7 : Le chronomètre dichronique indique le décalage entre l’heure de Mars et celle de la Terre. 
Figure 8 : L’équipe d’architape
Figure 9 : L’équipe d’architape installe une table. 

Finalement, le jeudi 16 mars à 20 h, Spatiavalesque débute en clôture du workshop. Un sas d’embarquement s’ouvre à l’entrée du vaisseau. On y entend les consignes de vol : les téléphones portables sont laissés à l’accueil pour profiter pleinement de l’expérience. Il est impossible de quitter le vaisseau durant le voyage. Celles et ceux qui embarquent doivent vivre l’expérience dans son intégralité jusqu’au retour sur Terre au petit matin. Un dortoir collectif a même été aménagé dans la salle d’exposition de l’école. Dans ce contexte, les événements s’enchainent, se juxtaposent, se répondent toute la nuit. Un diner végétalien est servi sur « Terre » alors qu’une musique générée depuis Mars  par les mouvements des sondes Voyager se fait entendre (Figure 10).  

Figure 10. Le dispositif de sonification des données de Voyager. 
Figure 11. Le temps du souper. 

Des élèves en psychiatrie de l’Université Aix-Marseille prennent alors la parole pour narrer des récits d’abductions que des patients leur ont confiés. Dehors, dans l’« Espace», environnement non orienté par excellence, le Tétine show débute (Figure 11 & 12). Il est question d’une analogie entre la figure de l’alien et la transidentité. Puis une piste de danse émerge sur « Mars ». Dans l’« Espace», une série de films de science-fiction est pendant ce temps diffusée. 

Figure 12 et 13. Les « Aliens » du Tétine Show. 
Figure 14 : Barbarella dans « l’Espace ».
Figure 15. Point de vue sur « Mars » depuis la « Terre ».

Entre Le voyage dans la Lune de Méliès et Barbarella de Vadim (Figure 14), un astronef sur roulette circule dans les coursives de l’établissement. À son bord, on se fait raconter des récits spatiaux. À l’aube, les voyageurs de l’« Espace» rencontrent les équipes d’entretien de l’établissement. Un déjeuner est servi à tous et tout le monde participe au nettoyage de l’école. Ces deux communautés ne se seront jamais rencontrées ailleurs auparavant que dans l’« Espace» cette nuit-là. La mise à jour du système d’exploitation du bâtiment a peut-être réussi, au moins le temps d’une nuit.  

Gopinath, G. (2020). Le « Grand confinement » : pire récession économique depuis la Grande dépression. IMF.

Liatard, F. et Trouilh, J. (2020). Gagarine. Haut et Court.

Pierron, J.-P. (2003). Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire. Études, 398 (3), 333‑345.

Steyerl, H. (2010). In Free Fall: A Thought Experiment on Vertical Perspective – Journal #24 April 2011 – e-flux.


Guillaume Pascale [membre étudiant] est un artiste-chercheur hanté par un imaginaire instable qui navigue entre environnements physiques et informationnels. Ses œuvres sont des dérives programmées composées d’un agencement de sons, d’images et de données collectées en temps réel. Il poursuit actuellement un doctorat en études et pratique des arts à l’UQAM sous la direction de Jean Dubois avec pour sujet d’étude une reconsidération de l’imaginaire spatial contemporain au prisme de la notion de planétarité. Depuis janvier 2023, il est également chercheur invité à l’ENSP d’Arles en France, au sein du laboratoire Prospective de l’Image. Ses œuvres et performances ont dernièrement été présentées durant Ars Electronica à Linz (Autriche) et Octobre Numérique à Arles (France).

Artiste-chercheuse,Caroline Bernard [membre collaboratrice] travaille à des formes hybrides entre arts vivants, cinéma et radio. Elle forme avec Damien Guichard le collectif Lili range le chat depuis plus de vingt ans. Leurs œuvres sont souvent le résultat d’un voyage ou d’une exploration du territoire sur place ou à distance. Elle collabore avec des institutions suisses et internationales telles que la HEAD, la RTS, les théâtres de Saint-Gervais et Am Stram Gram à Genève mais aussi l’UQAM. Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et dirige le laboratoire Prospectives de l’image à l’École Nationale Supérieure de Photographie à Arles, en France.

LISTE DES PARTICIPANT·E·S

Équipe pédagogique
Franck Hirsch

Images
Kaelis Robert
Yann Leandri
Caroline Bernard
Guillaume Pascale

Avec la participation intergalatique de
Frédérique Laliberté (DéPA, UQAM)
Fanny Aboulker (DéPA, UQAM)

Artistes participant·e·s
Manon Audiffren
Jean Imrane De Ricaud
Jonas Forchini
Ambre Husson
Alionor La Besse Kottoff
Iris Millot
Théo Maxime Petit
Clarisse Piot
Thomas Pouly
Kaelis Robert
Christiane Rodrigues Esteves
Gabriel Seidenbinder
Eliot Stein