Août 2023
Texte par Chantal T Paris
Au terme d’une résidence de recherche-création à Hexagram, l’esquisse achevée de la troisième installation développée par MÉDIANE chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques, a été offerte à discussion avec la communauté montréalaise le 16 mars 2023, avant de migrer vers son exposition en forêt, à la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement au mois de mai 2023.
Cet avant-dernier projet d’un cycle de quatre œuvres au total, présentées dans divers lieux publics, s’intitule Devenir-Hêtre. Les précédentes, bois eau métal et Orée des bois, ont tenu respectivement lieu à l’Arboretum d’Espace pour la vie | Jardin Botanique de Montréal (2021) et au Jardin du Cœur des sciences de l’UQAM (2022). Des processus communs lient les projets entre eux : des données sont récoltées dans la forêt laurentienne et lanaudoise depuis 2017 sur des peuplements de bouleau, de sapin et de hêtre, par l’équipe de scientifiques du DOT-Lab (sous la direction du scientifique Nicolas Bélanger, Université TÉLUQ,) et celle de Smartforests Canada (pilotée par l’écologiste forestier Daniel Kneeshaw (Département des sciences biologiques, UQAM). Les données captées et synchronisées sur 24 heures par jour, relatent, entre autres, du potentiel hydrique et de la température du sol, des flux de la sève, de la circonférence du tronc des arbres (contraction et dilatation liée aux fluctuations de la sève), de la température et de l’humidité ambiantes . Les données sont récoltées via des capteurs qui prennent 24 lectures par jour du printemps à l’automne, l’hiver étant un temps de dormance dans le climat nordique. De plus, des images chronophotographiques (time-lapse) sont aussi saisies à raison de 4 à 6 par jour.
Ces ensembles de données quantitatives et qualitatives expriment la relation sensible qu’entretient l’arbre avec son milieu, ses réalités internes et externes en temps et en espace, qui seraient difficilement accessibles sans l’appareillage des capteurs. Les fichiers de données sont transmis à l’équipe de MÉDIANE, qui travaille « avec » elles, conjointement à des explorations sur le terrain et en consultation avec les équipes de Smartforests Canada, pour concevoir une œuvre installative procurant une expérience de visualisation de ces états changeants, explorations artistiques présentées au sein d’une structure d’échafaudage poreuse à son environnant in situ.
Ces « relais conducteurs » traversent chaque itération des œuvres. Celles-ci sont toutefois diversement modulées par des axes thématiques, esthétiques et des actant.es spécifiques, au sein d’une interface particulière faisant interagir différents champs d’expertise en art et en sciences, propice au dialogue entre communautés et savoirs, dans un esprit de réflexion et d’action transdisciplinaire, selon des « écotechnologies de pratique », concept élaboré par la Chaire, élargi à la citoyenneté et au plus qu’humain-e.
Itération 2023
L’œuvre-laboratoire de cette année est le fruit d’une collaboration entre Gisèle Trudel [membre cochercheure, UQAM], titulaire de la Chaire, et Stéphane Claude [membre collaborateur, Oboro], compositeur et spécialiste en son immersif, complices artistiques dans leur cellule de recherche-création Ælab · Blandine Courcot, scientifique au DOT-Lab, spécialisée en données massives (Big Data) appliquée en sciences de l’environnement (Université TÉLUQ) · et Marc-André Cossette [membre étudiant, Concordia], artiste et candidat au doctorat, spécialisé en médias interactifs. Leurs connaissances et sensibilités s’associent pour créer une expérience de vécu du Fagus grandifolia, le hêtre à grandes feuilles, orientée par les données récoltées à son sujet en 2020, ainsi que par le nombre de « sécheresses flash » qui a lieu au cours de cette année-là, en considération de leurs effets sur la résilience de l’arbre. La recherche de Blandine Courcot montre que cette essence d’arbre peut tolérer un certain nombre de courtes périodes de sécheresse, ce qui peut même le rendre apte à devenir plus fort en contexte de températures élevées et de manque d’eau.
Pour cette itération de l’œuvre annuelle, les écrans fait de tuiles DEL sont disposés en deux demi-cercles placés l’un devant l’autre, formant une alcôve sylvestre ouverte. Il y a convergence d’une réalité d’un espace-temps passé, celui de la prise des données relatives au hêtre, active au présent, via les actes scientifiques et créatifs qui les animent. La visualisation cartographie des micros-mouvement et phénomènes qui se sont produits à une échelle micro, mais dont l’expression et les effets concrets sont sentis.
Ælab. (2023). devenir-hêtre [exposition-laboratoire]. MÉDIANE Chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques, Fondation Grantham pour l’art et l’environnement (Saint-Edmond-de-Grantham, Québec, Canada).
Crédits Photographiques: Richard-Max Tremblay (images 1 à 6), Gisèle Trudel (image 7), Mélodie Claire Jetté (image 8)
Image 9: Ælab. (2022). La Station climatique mobile à l’exposition-laboratoire devenir-hêtre. Crédit photographique: Caroline Pierret.
Y circulent des compositions imagées exprimant les mesures chiffrées de chaque type de données issues des divers capteurs, sous forme de couleurs, de dégradés, de particules, de lignes : leur association montre les forces en présence, les processus internes de l’arbre en relation avec son milieu. Dans l’exploration des données, ici, une journée réelle, vécue, s’appréhende en secondes. Le temps est compressé pour pouvoir apercevoir les variations. Celles-ci s’accompagnent d’indications scripturales qui signalent les changements d’état, les risques de basculement vers une phase précaire alors que l’arbre est en déficit hydrique, mettant à l’épreuve la capacité de son système à extraire l’eau du sol par ses racines pour la tirer jusqu’aux feuilles par l’ouverture de ses stomates. Quels sont les effets immédiats et étendus des sécheresses ponctuelles, répétées, accélérées, cumulées? L’hêtre a-t-il pu, saura-t-il s’adapter?
L’itération 2023 de l’œuvre procède par des corrélations statistiques permises par l’intelligence artificielle, requise pour analyser les millions de données collectées, qui facilite le repère des boucles de rétroactions positives et négatives et la définition des seuils potentiellement critiques.
Côtoyant cette visualisation principale liée à la réalité de l’arbre comme telle, un processus génératif instauré à partir des données nettoyées et analysées par la scientifique Courcot, travaillées dans le logiciel Touch Designer par Cossette, propulse l’apparition de formes créatives générées par les données elles-mêmes. S’offre ici une autre expérience de celles-ci, scriptées par programmation algorithmique. De sorte que le comportement de l’installation se synchronise à celui du hêtre, selon un processus dynamique et inventif permettant d’appréhender ses couches de vécu de façon viscérale, par un ressenti d’ensemble, plus que par le suivi précis de données isolées, ce qui ne ferait aucun sens, ni en amont ni en aval de l’installation : considérant qu’un climat est un système complexe constitué de rencontres et d’accumulations exponentielles qui continuent d’agir, dont la saisie de ces faits climatiques ne reste qu’approximative. Il s’agit donc d’une œuvre à relai, dont la visée n’est ni scientifique, pédagogique ou didactique : elle est artistique, elle sort de l’usage démonstratif par une posture et une volonté d’apprentissage des actant.es en situation de création et de transformation.
Lors de la discussion avec les publics, entre autres considérations, il a été question de la relation qui s’établit ici entre individu, captation, donnée, visualisation et exploration sonore, entre vie, science, art et programmation, ainsi qu’avec un environnement sonore issus d’enregistrements de terrains et de textures créées in situ, conçus comme associations et croisements agentifs, manière de « faire avec » les climats changeants · du potentiel que recèle les intelligences, humaines et plus qu’humaines, lorsqu’associées, pour aider à prédire et à prévenir les stress climatiques, de l’arbre notamment · du travail avec les technologies, qui peut créer un contexte favorable à l’émergence de situations, actuelles et nouvelles · des traces et des erreurs informatiques éclairant et informant les tracés biologiques · du fait que les changements en cours sont des basculements qui deviennent de nouvelles normes et formes, qu’il n’y a pas de retour en arrière. Avec MÉDIANE, ces dynamiques s’inscrivent dans le paradigme de la métastabilité, sous l’égide de la pensée du philosophe de la technique et des sciences Gilbert Simondon, envisageant la relation comme étant relative, ponctuée de diverses phases, portant des potentiels transformatifs par l’action d’un milieu technologique multispécique·multiespèce qui s’invente dans les mouvements même de la relation toujours émergente. Aussi, l’histoire qui est ici racontée est la fois concrète et projetée, un être multiple, collectivement éprouvé, en recherche-création.
Crédits
Texte rédigé par chantal t paris [membre étudiante, UQAM].
Photographies de l’activité du 16 mars 2023 par Sébastien Huot, étudiant 2e cycle, École des arts visuels et médiatiques, UQAM.
Captures d’écran du logiciel Touch Designer (programmation visuelle) par Marc-André Cossette.
Plans 3D des projets de la Chaire par Kévin Pinvidic [membre étudiant, UQAM].
Pour plus d’informations, visitez la page Web de l’installation Devenir-Hêtre présentée à la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement, du 11 au 28 mai 2023.
Biographies
Chantal T Paris
Chantal réalise présentement un doctorat en études et pratiques des arts (UQAM), afin de développer et d’actualiser des processus ontoépistémologiques favorables au vivant, associant humain et plus qu’humain avec les climats changeants. Elle est membre étudiante de MÉDIANE, Chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques, ainsi que d’Hexagram. Auparavant, sa perspective de recherche-création a donné lieu à des ateliers exploratoires, plusieurs publications ainsi qu’à une maitrise en études des arts (UQAM), explorant les mouvements à l’œuvre entre écrit, création et agentivité plus qu’humaine.
Blandine Courcot
Après une formation en physique fondamentale et en neurosciences, ce fut à travers son projet doctoral à l’École Centrale Paris que Blandine Courcot a découvert la richesse des échanges transdisciplinaires. Passionnée par l’apprentissage et les technologies, elle s’est naturellement intéressée durant son parcours à l’intelligence artificielle et a alors entrepris une maîtrise en sciences des données au sein du DOT-Lab, à la croisée des données massives et de la foresterie.
Marc-André Cossette
Marc-André Cossette est un artiste transdisciplinaire et un candidat au doctorat à l’Université Concordia qui travaille sur la relation entre la technologie et les arts de la scène en utilisant le son, le visuel, le design d’interaction et l’intelligence artificielle. Son travail a été présenté au Canada et à l’étranger, notamment à Tangente Danse (Canada), au festival Ars Electronica (Autriche), à El Matadero (Espagne) et à CMMAS (Mexique).
Gisèle Trudel
Gisèle Trudel est artiste, professeure et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques (2020-2025). Il s’agit d’une collaboration continue avec le réseau Smartforests Canada piloté à l’UQAM par l’écologiste forestier Daniel Kneeshaw. Membre de ce réseau, Nicolas Bélanger dirige le DOT-Lab, le laboratoire sur la science des données de l’Université TÉLUQ.
Cette publication est également disponible en : Français (French)