Février 2021
Quels sont les enjeux écologiques du design textile? Cette question, qui oriente le processus de recherche-création de Vanessa Mardirossian permet de réfléchir à une approche critique de la matérialité grâce à la conception de biomatières à porter. Ce deuxième DEMO porte sur l’exposition « Culture de la Couleur : Une écolittératie du design textile » qui présente l’exploration tinctoriale de Mardirossian. Pour cette dernière, la documentation du processus a été centrale. Ce travail de mémoire, autant écrit, que visuel et tactile, permet de mûrir sa réflexion et sa production par l’action. En laboratoire, le tâtonnement expérientiel et l’essai-erreur font partie de sa méthodologie.
Intéressée à l’aspect moléculaire de la couleur, elle s’inspire du travail de Janine Benyus sur le biomimétisme afin de repenser nos méthodes de production à partir des modes opératoires du vivant, capable, entre autres, de produire des couleurs à température ambiante et sans produits nocifs. Mixant des procédés traditionnels et novateurs, issus du vivant, Mardirossian fait le pont entre le biomimétisme et la biofabrication. Le vivant y devient une technologie en soi permettant la production de teintures et d’imprimés.
L’intensification de la production industrielle (notamment celle du vêtement) et l’appauvrissement des ressources contribuent à la dégradation des écosystèmes et nuisent à la qualité de l’air et de l’eau. Ce sont ces enjeux qui stimulent son intérêt pour la revalorisation des déchets alimentaires (Mc Donough, Braungart, 2002), qu’elle utilise comme matières premières pour teindre les textiles. Cette approche critique de la matérialité contribue au développement d’une méthodologie collaborative soucieuse du vivant.
Dans une première phase de recherche (de 2018 à 2019) Mardirossian développe des pigments à partir de déchets d’un côté et de bactéries de l’autre. Il est intéressant de noter que les peaux d’oignons et d’avocats contiennent un tannin naturel qui assure aux teintures une grande résistance à la lumière et au lavage.
Teintures variées à base de déchets alimentaires :
Et avec les bactéries :
Pour travailler en laboratoire avec des organismes vivants, il faut suivre les mesures de sécurité. Cela demande beaucoup d’attention et de soin, mais aussi de la patience, la croissance de ces organismes étant bien sûr une question de temps!
Fig. 2 Serratia Marcescens sur soie après 48 heures.
Fig. 3 Serratia Marcescens sur soie après 144 heures (6 jours).
Avant tout vouée à la recherche d’alternatives saines pour contrer la toxicité des teintures que nous portons, Mardirossian met donc sa recherche à l’épreuve en janvier 2020. Encadrée par le chimiste Yves Gélinas, elle compare la composition chimique de textiles imprimés industriellement et celle de ses teintures naturelles. Les résultats suggèrent que les secondes ne contiennent pas de composés toxiques, comme on en trouve dans les colorants de synthèses issus du pétrole.
Elle décide ensuite de croiser ses deux premiers procédés à partir de février 2020. Les bactéries se nourrissent maintenant de déchets alimentaires, des peaux de fruits et légumes variées, qui stimulent la production de pigments et enrichissent la palette de couleur. Ces bactéries sont mises en culture sur des agars aromatisés, une gelée extraite d’algue, ou directement sur textiles.
Fig. 3 : Cultures bactériennes sur textiles et agars aromatisés variés.
Fig. 4 : Cultures liquides aromatisées de déchets alimentaires variés.
Soucieuse de sa collaboration avec la bactérie Serratia Marcescens qui adore les espaces confinés, Mardirossian crée des pochoirs restreignant son espace de croissance, ce qui favorise une multiplication cellulaire et augmente la densité de la population. De cette manière l’artiste est capable de produire un motif très pigmenté avant de le transférer sur tissus.
Voici un exemple du processus, de la croissance des bactéries Serratia Marcescens sur agar au haricot noir, à l’impression sur coton teint à l’avocat, jusqu’au tissu avant et après un traitement à la vapeur qui rehausse la palette de couleurs.
Croissance de motifs bactériens sur agar au haricot noir.
Serratia Marcescens sur agar de haricot noir imprimé sur coton teint à l’avocat, Dévoilement par Gabriel Scott et Vanessa Mardirossian. Crédits : Jules Beauchamp Desbiens
Serratia Marcescens sur agar de haricot noir imprimé sur coton teint à l’avocat, Dévoilement par Vanessa Mardirossian. Crédits: Théo Chauvirey
Impression par Vanessa Mardirossian, Jules Beauchamp Desbiens et Théo Chauviray. Crédits : Jules Beauchamp Desbiens
Fig. 2 : Serratia après passage à la vapeur sur coton teint à l’avocat.
Mardirossian aspire également à mettre de l’avant l’écosystème montréalais de la mode, afin de produire un vêtement, de la fibre au placard, dans un rayon de 250 km (Burgess, 2019). Grâce à sa collaboration avec des producteurs et designers locaux, elle réunit des compétences variées autour de questionnements communs sur l’éthique de la production vestimentaire. Dans le cadre de cette exposition, elle collabore aussi avec les designers Lila Rousselet de Montloup et Anne-Marie Laflamme et Catherine Métivier de atelier b. La maison Montloup est une entreprise montréalaise qui tricote ici même des jerseys de coton organique de grande qualité labellisés Oeko-Tex. Ils sont transformés par les doigts de fées d’atelier b, avant d’être imprimés par des micro-organismes.
Fig. 2 Chez atelier b avec les tissus imprimés
Du 26 février au 7 mai, visitez l’exposition de Vanessa Mardirossian à l’École supérieure de mode de l’UQAM(ESM), au 280 rue Sainte-Catherine Est, à Montréal.
Cette exposition est soutenue par Hexagram, le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) ainsi que par le Textile & Materiality Cluster de Milieux (Concordia).
BIOGRAPHIE
Vanessa Mardirossian a été designer textile pour la mode pendant 20 ans. D’abord à Paris pour Christian Lacroix Couture et le bureau de tendances Nelly Rodi puis à Montréal pour le Groupe Dynamite. Soucieuse de l’aspect polluant de l’industrie textile et de ses effets sur la santé, elle a entrepris, il y a 4 ans, un doctorat à l’université Concordia sous la direction d’Alice Jarry, Ph.D. et artiste [co-chercheure Hexagram]. Elle travaille au développement d’une écolittératie du design, qui appelle à réfléchir aux conséquences de la création sur les écosystèmes et sur l’humain. Son projet de recherche-création multidisciplinaire engage un dialogue itératif entre design, chimie et santé environnementale permettant de réfléchir à une approche critique de la matérialité textile et d’aborder des enjeux de société complexes à travers le prisme du graphisme et de la couleur. Elle enseigne également à l’École Supérieure de Mode de l’UQAM depuis 5 ans où le développement durable est au cœur de sa pédagogie.
Vous pouvez suivre son processus créatif en jetant un coup d’oeil à son profil Instagram : @vanessamardirossian
Vous pouvez également lire deux articles à propos de son travail et de l’exposition en cours :
l’article que Valérie Martin, paru dans Actualités UQAM;
l’article de Isabelle Morin, paru dans La Presse.
Crédits : Toutes les images sont de Vanessa Mardirossian, sauf là où indiqué.
Pour toute question ou commentaire, n’hésitez pas à la contacter à l’adresse suivante : vanessamardirossian@gmail.com
Cette publication est également disponible en : English (Anglais)