DEMO26 Marie-Eve Morissette – EN/GLOBE & ON/CONTACT

Novembre 2023

EN/GLOBE : interface de narration sensorielle 

EN/GLOBE, le projet le plus récent de Marie-Eve Morissette [membre étudiante, UQAC_NAD] est une installation immersive et interactive qui révèle un espace d’exploration et vise à susciter une prise de conscience des perceptions sensorielles sur les plans visuels, tactiles, auditifs et olfactifs. Composée de trois sphères uniques, l’œuvre invite le public à s’y introduire afin de ressentir une expérience singulière dans chacune d’entre elles. L’œuvre agit comme interface entre les intentions de l’artiste et l’expérience du public, qui demeure libre d’en tirer sa propre interprétation et élaborer sa propre narration. L’œuvre se présente comme un système multimodale interactif favorisant l’expression de soi. 

L’œuvre a été réalisée lors d’une résidence à Hexagram du 2 au 13 octobre 2023 et fut présentée au public le 10 octobre lors d’un finissage. Durant la résidence, le public était également invité à venir voir l’œuvre en développement ainsi que discuter des enjeux conceptuels, techniques, narratifs et de son expérience. Cette installation constitue la phase deux d’un projet de recherche-création visant à évaluer la fécondité d’une approche inusitée des interfaces basée sur la rencontre. La méthode reprend les principes de la soma-esthétique qui est une approche théorique et pratique développée par Richard Shusterman1. La soma-esthétique se définit succinctement « comme l’étude critique et la culture méliorative de notre expérience et de notre usage du corps vivant (sôma) en tant que site d’appréciation sensorielle (aisthèsis) et de façonnement créateur de soi » (Shusterman, 2010, p.15). Elle s’intéresse également aux discours et aux savoir structurant du soma en tant que philosophie pratique et incarnée (Shusterman, 2007, p.32-33). « Elle permet en effet de rendre compte de l’expérience [de l’interacteur.trice] se mettant en relation avec l’œuvre d’art et du monde que cette dernière porte avec elle » (Formis, 2009, p.156). Cette approche contribue à tisser des liens entre l’analyse et la pratique. Elle instaure une prise de conscience dépassant l’état subjectif où le corps est à la fois objet d’observation et de compréhension des perceptions sensorielles, proprioceptives et kinesthésiques.

L’oeuvre

L’installation se compose de trois sphères blanches en papier. Ces dômes légers d’environ 90 cm de diamètre suspendus au plafond servent de support aux projections vidéo. Dans ces sphères, divers mécanismes créent des sensations physiques, par exemple : un ventilateur propulse une brise douce, et diffuse une légère odeur de menthe poivrée, reconnue pour ses propriétés stimulantes qui avivent la mémoire et qui apaisent les nausées ; des excitateurs sonores (sound exciter) transforment la sphère en haut-parleurs et créent des effets de spatialisation du son ; et un servo moteur fait pivoter un disque recouvert de filaments souples qui caressent et entourent la tête. Les interacteurs.trices sont invité.e.s à passer la tête dans les dômes pour vivre une stimulation sensorielle variant d’une sphère à l’autre. Ces expériences, subtiles et singulières, sont propices à une prise de conscience dans l’immédiat à travers l’expérience corporelle (proprioceptive, kinesthésique) et sensorielle (tactile, auditive, visuelle, olfactive). D’autre part, l’œuvre se déploie dans l’espace et le temps : les dispositifs sensoriels provoquent des sons et des mouvements, et les sphères sont enveloppées de visuels génératifs qui évoluent de différentes manières en réponse aux interactions. C’est la conjugaison de l’installation avec le public sous la forme d’un environnement sensoriel qui constitue l’univers de l’œuvre. Son système et ses règles d’interaction s’écarte de la conception d’une interface en tant que contrôle pour aborder le paradigme de l’interface en tant que rencontre favorisant l’expression individuelle. 

Une approche singulière des interfaces

L’approche préconisée ici est en décalage sur ce qui est habituellement attendu d’une interface. La stimulation des sens généralement peu sollicités par les interfaces (l’odorat, le toucher sur la peau du visage et la tête) invite à l’exploration de sensations plus subtiles sur différentes parties du corps. Sa taille imposante encourage le mouvement de tout le corps, dépassant la manipulation ou la digipulation (mouvements des doigts) typiques des écrans tactiles et des périphériques. En adoptant une matérialité riche au niveau sensoriel associée au matériel électronique et les données de l’interaction qui engendrent les visuels génératifs, l’installation combine la matière physique et la matière numérique pour créer un lieu d’expérimentation sensoriel inédit. Cet espace s’offre à l’interacteur.trice comme un territoire d’expression et de construction de soi, telle une interface : une zone de contact et d’échange, un espace propice aux interactions et à la rencontre. Ainsi, le contact avec l’œuvre et les mouvements du corps suscitent une prise de conscience du vécu personnel et immédiat lorsque le ressenti physique émerge à la conscience pour s’intégrer aux flux des pensées (Shusterman, R. (2007).

Par ailleurs, la méthode inclut une posture écoresponsable de valorisation des objets oubliés, négligés ou superflus du quotidien par l’utilisation de matériaux qui se trouvent dans notre entourage immédiat (ici, du papier journal) évite la production de nouveaux objets en plastique, verre et métal difficilement recyclables.

Démarche de recherche-création

Le projet a été nourri par une démarche de documentation et de recensement de différentes expériences sensorielles agréables, par exemple la recherche d’expériences sensorielles plus subtiles ou familières : la brise fraîche d’un soir d’été, la caresse des herbes folles et des feuilles, des odeurs fraîches et fugitives, des échos de voix dans un corridor ou des bribes de conversations inaudibles captées en croisant des gens sur la rue. L’objectif n’est pas de recréer une sensation à l’identique mais d’utiliser cette matière comme base de création de nouvelles expériences. Par exemple, l’ambiance sonore est composée d’extraits captés par field recording lors du séjour de Marie-Eve Morissette au festival Ars Electronica en septembre 2023. Les enregistrements ont été traités et réarrangés pour créer une nouvelle trame sonore inspirée par ses déambulations dans Post City où se tenait l’exposition, un immense bâtiment industriel désaffecté. Au montage, ce sont les propriétés acoustiques de la sphère qui ont inspiré les arrangements et la spatialisation sonore. 

Capture d’écran du logiciel Ableton Live qui montre le travail de découpage et de spatialisation sonore.  

En salle d’expérimentation

EN/GLOBE est un dispositif physique qui a grandement bénéficié de l’espace de la salle d’expérimentation d’Hexagram pour être adéquatement présenté et exprimer ses qualités de relation à l’espace – une composante implicite et importante du travail de l’artiste. Sans l’accès à cette salle avec ses infrastructures et son matériel, ce projet n’aurait pas pu être réalisé. 

En conclusion, puisque la notion d’interface-rencontre est au cœur du processus, la résidence constitue un contexte favorable pour le partage de l’expérience et un terrain d’observation unique pour évaluer ses dimensions interactives. Les visites impromptues d’autres membres du réseau Hexagram et les discussions lors de l’atelier ouvert ont été enrichissantes tant sur le plan technique que créatif. Les échanges informels ont fait ressortir qu’au-delà des expériences sensorielles proposées, plusieurs personnes ont éprouvé des illusions d’optiques ou des expériences de type synesthésique qui surviennent lorsqu’un stimuli évoque une autre perception sensorielle, comme par exemple goûter des images. Tout ceci offre de belles pistes à explorer pour de prochaines installations.


1Cette approche a été systématisée pour la première fois par Richard Shusterman en 2007 dans son livre Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Éditions de l’éclat. En 2009, Barbara Formis a publié un recueil de texte – Penser en corps. Soma-esthétique, art et philosophie, Éditions L’Harmattan – qui problématisait la soma-esthétique afin d’en établir la validité et d’en dresser les principes ainsi que les limites.

Bibliographie

Formis, B. (Éds.). (2009). Penser en corps : soma-esthétique, art et philosophie. L’Harmattan

Formis, B. (2009). Richard Shusterman, Conscience du corps : pour une soma-esthétique. Mouvements, 57, 155-157. https://doi.org/10.3917/mouv.057.0155

Shusterman, R. (2007). Conscience du corps : pour une soma-esthétique. Éditions de L’Éclat.

Shusterman, R. (2010). Conscience soma-esthétique, perception proprioceptive et action. (P. Chemla, trad.). Communications, 86(1), 15-24. https://doi.org/10.3917/commu.086.0015

Shusterman, R. (2011). La Soma-esthétique de Merleau-Ponty. (B. Delay, trad.). Critique d’art, 37(Printemps 2011). https://doi.org/10.4000/critiquedart.1296


Septembre 2022

ON/CONTACT : Quand l’œuvre et le public se rencontrent

ON/CONTACT de Marie-Eve Morissette [membre étudiante, UQAC_NAD] est une installation interactive se présentant sous la forme d’une colonne haptique que l’interacteur serre contre son corps. La rencontre entre être et dispositif engendre un paysage sonore et vibratoire immersif qui séduit les sens et invite le toucher du fait de la matérialité envoûtante qui enveloppe la structure.

Cette interface tangible propose de nouvelles modalités d’exploration de nos relations aux objets connectés. Le projet s’inscrit dans un changement d’approche basé sur la rencontre plutôt que celui du contrôle en proposant différentes possibilités d’interaction dans une logique d’ouverture. Dans un contexte post-pandémique où la proximité, les rapprochements et les contacts ont été mis à rude épreuve, cet objet anti-distanciation réinitialise le fait des corps qui se touchent et se trouvent en présence, qui « s’interfacent ».

L’installation est le fruit d’une recherche-création suivant des cycles heuristiques (Paquin, 2019). Pour appuyer cette démarche, les itérations, prototypes et maquettes qui ont contribué à la création de la colonne haptique ont également été présentés lors de l’événement public du 22 juillet dernier dans le cadre d’une résidence à la salle d’expérimentation d’Hexagram.

La résidence : mise en espace / mise en perspective

La colonne haptique participe d’un processus continu de création où la mise en espace fait partie intégrante de la démarche car elle exerce une double fonction de mise en perspective. D’abord, elle fait dialoguer l’œuvre avec son développement. L’implantation en deux espaces distincts – un espace pour la démarche et l’autre pour l’œuvre – facilite l’observation des liens évolutifs entre les parties et la finalité du projet. En deuxième lieu, elle réalise la représentation de l’objet en tant qu’œuvre. Cette contextualisation constitue une forme d’autonomisation permettant à l’installation d’être considérée pour elle-même. Le rapport à l’installation ainsi renouvelé fait basculer le projet du statut de prototype de travail à celui d’œuvre donnée à voir et être vécue, et de ce fait instaure la rencontre de l’œuvre avec le public.

La divulgation de la démarche de recherche-création crée un espace favorable à la réflexion, à l’expérimentation et à la rencontre avec le public. Ce contexte a permis de dégager des avenues de développement, partager des souvenirs et dresser des analogies en lien avec la colonne haptique. Certaines propositions ont pu être testées en direct pendant les échanges, notamment celles concernant l’éclairage et l’interactivité.

La mise en espace dans un lieu vaste et dégagé a inspiré le développement d’une nouvelle trame sonore et vibratoire. Les sons originaux, rappelant un paysage sonore familier, ont été filtrés afin de les rendre plus abstraits pour inviter à l’imagination, à l’écoute active et éveiller à la curiosité.

Finalement, la matière accueillante, douce et moelleuse de la colonne participe au phénomène de la rencontre par le plaisir tactile et le réconfort qu’elle procure. Le revêtement est modulé par les caresses et le toucher qui créent des textures et des motifs comme des traces de la rencontre. Une étreinte plus serrée active le capteur tactile et déploie un nouveau paysage sonore à chaque nouveau contact, renouvelant ainsi l’expérience.


Bibliographie

Paquin, L. C. (2019). Faire de la recherche-création par cycles heuristiques. Écritures récentes. http://lcpaquin.com/cycles_heuristiques_version_abregee.pdf

Crédit pour la bannière : Yan Breuleux


Biographie

Marie-Eve Morissette a travaillé une vingtaine d’années comme designer où sa pratique transversale l’a conduite à travailler sur différentes échelles et dans des domaines variés. Ses recherches actuelles portent sur le concept de la rencontre dans les dispositifs installatifs qui mobilisent matérialité, interface, haptique et son. Elle détient une maîtrise en design de l’environnement et un DESS en design d’événements de l’UQAM, et complète actuellement une maîtrise en design numérique à l’école NAD-UQAC. Elle collabore activement à d’autres projets de recherche dont le laboratoire Mimesis (NAD-UQAC) et Médiane, la chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques (UQAM).

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